Vous avez déjà vu des phasmes ?
Non ? Il est vrai qu’on n’en rencontre pas tous les quatre matins aux
quatre coins des rues. Les phasmes sont des insectes de l’ordre des néoptères qui
ressemblent à des brindilles parfois dotées d’épines. Ils restent immobiles
pendant des heures. Ils attendent.
Nous deux, nous ne sommes pas des
phasmes. Nous sommes une œuvre d’art. On nous admire partout. En ce moment, dans
une galerie parisienne. Le mois dernier à Londres. Le mois prochain à Prague.
Nous voyageons beaucoup. En train, en avion. Une fois, même, sur le
porte-bagages d’une bicyclette. C’est épuisant. Nous préférons rester tranquilles
dans le salon d’Anna, notre créatrice. A côté du vivarium où elle élève des
phasmes. Vous comprenez ? Le lien est évident, n’est-ce pas. Anna adore
les néoptères au point de faire des sculptures qui leur ressemblent et de les
intituler « les phasmes ». Un peu de menu bois, quelques rameaux
ligneux et un anneau de fer en guise de ligature. Anna apporte un soin très scrupuleux
à cette ligature qui ne doit être ni trop lâche ni trop serrée. C’est une
question d’énergie. De circulation de l’énergie. De tempo de l’énergie.
Nous ne comprenons rien aux paroles
d’Anna mais sa joie nous ravit quand elle estime avoir réussi. Elle met sur son
vieil électrophone un vieux disque de Chet Baker et danse en fumant de longues
cigarettes. Les phasmes dansent aussi dans le vivarium. C’est peut-être cela
qu’ils attendent. Pouvoir danser et tromper l’ennui. La vie des phasmes n’est
pas si réjouissante.
La nôtre, même si les voyages nous
fatiguent, même si nous sommes à l’étroit dans notre cadre en aluminium, est
plus divertissante. Nous voyons toutes sortes de gens. Nous entendons toutes
sortes de langues. Mais nous n’aimons pas qu’on nous touche. Les visiteurs ne
sont pas toujours propres. Dans ce cas, nous faisons comme les phasmes. Nous
nous fondons dans le décor. Nous passons inaperçus. Et nous attendons la
fermeture de la galerie. Nous pouvons attendre bien plus longtemps que les
phasmes. Et sans nous ennuyer. Quand les lumières s’éteignent, nous tenons des
conciliabules. En chuchotant pour ne pas déranger les ombres. Nous parlons de
la vie en général et de la vie en particulier. Nous nous demandons si le
général et le particulier savent s’accommoder des ironies du monde. Nous
parlons d’Anna aussi. Elle n’est pas toujours bien dans sa tête. Elle a
tendance à forcer sur la bouteille. Mais nous ignorons comment l’aider.
D’autant que nous devons penser à notre avenir. Qu’adviendra-t-il de nous quand
elle mourra ? Si un musée nous achète, nous craignons de vivre la plupart
du temps dans une pièce borgne en espérant une éventuelle exposition. L’idéal
serait qu’une collectionneuse s’éprenne de nous. Une belle dame brune aux yeux
de feu qui nous inventerait autrement. Nous ne serions plus des néoptères dans
un cadre. Nous aurions la légèreté du fétu ondulant sous l’azur. Des frondaisons
nous offriraient des oiseaux volubiles, la paix des jardins alanguis, le
trotte-menu des jeunes amoureuses. On nous rencontrerait tous les quatre
matins, aux quatre coins des rues. L’éternité nous irait bien. Pour danser.
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