Conversation 1
-
Pourquoi finalement ?
-
Une impression d’irréalité peut-être. Je
ne suis pas certain qu’elles existent vraiment. Ca m’amuse.
-
Hum ! Comment des objets constitués
de matière pourraient-ils être à la fois réels et irréels ? Si encore les
trottinettes étaient gazeuses comme il y a des planètes gazeuses, je
comprendrais, mais là…
-
Tu as raison. Cependant…
-
Cependant quoi ?
-
C’est tout un ensemble. Le sentiment d’irréalité
que j’éprouve en regardant les trottinettes s’étend à ce qu’il y a autour. Les
trottoirs sur lesquels elles roulent ne sont plus exactement les mêmes. Les
murs qu’elles longent non plus. Quant aux gens qui se déplacent avec ces drôles
de machines, avec leur casque et leurs écouteurs…
-
Simple question d’habitude. Pense à nos
ancêtres quand ils ont vu une automobile pour la première fois. Les progrès
mécaniques surprennent toujours la banalité puis on s’y fait.
-
Les trottinettes, c’est autre chose.
-
Autre chose ? Te voilà bien flou.
-
Oui. Flou. Forcément flou. Comme une
image oubliée qui revient peu à peu à la conscience. Je doute qu’elle soit
vraiment vraie. Je ne suis plus sûr de savoir ce que je sais.
-
Ah ! Je crois deviner. Tu penses
aux enfants d’autrefois qui faisaient des courses de trottinette en riant. Une
illustration de l’insouciance, du bonheur, même. C’est bien ça ?
-
Un peu, oui. Et je me dis que cette
résurgence du passé colle mal avec le présent. Le présent prétendu moderne et
qui incarnerait déjà le futur. En fait, je me demande si notre civilisation ne
retombe pas en enfance. C’est mauvais signe.
-
Et si tu considérais que ces
trottinettes sont seulement un moyen pratique pour se déplacer en ville,
écologique en plus ? Tu ne te mettrais pas la cervelle au court-bouillon.
-
Certes. Mais, encore une fois, c’est
tout un ensemble qu’il faut observer. Et il m’inquiète autant qu’il m’amuse.
Pense aux chargeurs de trottinettes la nuit. A ce qui se passe dans leur tête.
-
C’est juste un nouveau job. Pas plus con
qu’un autre. Idéal pour un étudiant.
-
Je ne peux pas m’empêcher de le trouver
absurde. Un jour, on apprendra que deux chargeurs de trottinettes se sont
battus à mort parce qu’ils convoitaient le même engin. Et ce sera absurde oui,
totalement absurde.
-
Tu vois tout en noir. Tu pourrais aussi
bien imaginer qu’un chargeur de trottinettes rencontrera une chargeuse de
trottinettes et qu’ils tomberont amoureux. Ca serait marrant.
-
Et ils feront beaucoup d’enfants qui à
leur tour deviendront chargeurs. Des générations de chargeurs comme il y a eu
des générations de mineurs. Et le soir au coin du feu, quand ils seront vieux…
-
Aïe ! Te voilà cynique
maintenant !
-
Pourquoi pas ? C’est une posture
qui en vaut une autre. Une posture de chien*.
-
Ah ?
-
Oui. Ah !
*On dit que
Diogène l’irrévérencieux souhaitait être enterré comme un chien.
Conversation 2
-
En fait, les drones, c’est un peu comme
les trottinettes. Retour inconscient à l’enfance.
-
Tu forces le trait. Un drone qui livre
un rein à un hôpital de Baltimore* n’a rien à voir avec l’enfance. C’est juste
un outil.
-
Tous les outils ont une fonction dans
l’imaginaire collectif. On en a même vus sur des drapeaux rouges…
-
Je suis bien d’accord mais on peut aussi
décréter qu’on ne s’intéressera qu’à
leur fonction utilitaire afin qu’ils adhèrent mieux à la banalité que tu
estimes menacée.
-
Je dirais plutôt dérangée.
-
La banalité peut être dérangée par
toutes sortes de choses. Si une tuile tombe du toit sur la terrasse depuis
laquelle tu regardes ton paysage tous les matins, par exemple.
-
Dans les deux cas, il s’agit d’une
irruption qui perturbe la conscience floue. Une conscience floue pleinement
voulue. Pour garder une vraie emprise sur le réel.
-
Une vraie emprise via le flou ? Je
ne suis pas sûr de comprendre. C’est paradoxal.
-
Non. Le réel est souvent plus flou que
précis. Les peintres impressionnistes l’ont bien compris.
-
Hum ! La lumière n’est pas la seule
composante du visible. Et quand bien même ! Le flou sera mieux saisi par
une conscience claire. Qui saura désigner les zones d’effacement.
-
C’est vrai. Mais nous ne regardons pas
les choses comme si nos yeux étaient des microscopes. De même, nous ne
percevons pas les durées avec une rigueur horlogère. Et nous ne le voulons
pas !
-
Ah ! Encore la volonté !
-
Reconnais que la banalité est surtout
subie. Pense à tous ces citadins boudinés dans les métros dès sept heures, à
toutes ces queues dans les supermarchés le samedi. Il faudrait qu’on puisse y
trouver une profondeur pour qu’elle soit voulue, ta banalité.
-
Mais elle est profonde en soi. Elle ne
signifie aucunement une absence de trouble. Sa quiétude n’est pas une ataraxie*
mortifère.
-
N’empêche ! Cette primauté du
vouloir me chiffonne.
-
Refuser d’être dépossédé de soi exprime
une volonté de résistance. Une volonté nécessaire. Il faut vouloir vouloir.
-
Si tu le dis ! Ca devient compliqué.
On en reparlera quand les drones commenceront à nous tomber sur la tête.
-
Pour le coup, ce serait vraiment une
tuile. Dorénavant je porterai un casque. Comme les rouleurs à trottinette.
Telle est ma volonté.
*Le 19 avril 2019, livraison
effectuée en une dizaine de minutes
*Epicure notamment recherchait
l’absence de trouble de l’ataraxie.
image 1, Epicure, france-culture.fr
image 2, Diogène de Sinope, babelio.com
image 1, Epicure, france-culture.fr
image 2, Diogène de Sinope, babelio.com
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