Après Marasme et Iench, Béatrice Mauri confirme avec La Fautographe un parcours littéraire parmi les plus singuliers d'aujourd'hui. Et l'un des plus exigeants.
L'auteure, avec son "oeil scalpel", invite le lecteur dans une galerie de portraits d'anonymes en rupture sociale : une demandeuse d'asile désemparée devant un photomaton, une sans domicile fixe dans le quartier de La Défense à Paris, une caissière qui a [envie parfois de se jeter sur ceux qui passent sans un bonjour], un "gaminot" dans le naufrage de la violence familiale, tant d'autres encore, dont la méticuleuse et insoutenable préparation d'un suicide à la fin du livre.
Ces portraits présentés sous la forme de bandeaux verticaux segmentent ce texte qui est à la fois poème et récit. Le récit morcelé de ces autres qu'on ne voit pas, qu'on ne veut surtout pas voir et, comme un enchâssement, le récit de l'auteure tiraillée entre le désir de l'oubli et la volonté du souvenir. Béatrice Mauri est également "autographe" et "fautopsiste". "L'oubli est un paysage que l'on cherche dans les poubelles de la ruelle d'à côté", écrit-elle, puis, dans le même souffle, dans le même creuset où suppure l'horrible qui donne naissance à la vie, "il n'y a pas de pire souvenir que celui que l'on veut atteindre".
Comme dans ses ouvrages précédents, Béatrice Mauri se distingue par l'invention d'une langue aux multiples registres, du plus trivial au plus soutenu. Le lecteur retrouvera ses expressions favorites "à la hurle", "en urge" parmi de nombreux jeux de mots comme le "vitri niole" ou, encore, l'argotique patoisant "crounir" qui signifie mourir. "-je n'ai même plus de phonèmes de conjugue d'accords je vidange ma langue-", "-des mots en moi salivent imprononçables-", observe-t-elle. Le corps en lambeaux de la langue et le corps en lambeaux de la chair expriment là une détresse absolue. Et pourtant, au milieu des ruines, un personnage "essuie feuille à feuille près d'une maison anéantie" "un citronnier qui résiste".
Enfin, et c'est loin d'être le moindre, les pré/post faciers de Béatrice Mauri, Edith Azam pour Iench et le regretté Philippe Rahmy pour La Fautographe considèrent tous deux que cette écriture hors du commun a quelque chose de William Faulkner. Dans le saisissement sans fard du sordide, on peut aussi établir une parenté avec la poète et romancière américaine Sapphire.
Extrait :
TEMPS MORT
ce soir je me suis tuée - devant le
miroir il est parti - je suis dans la
salle de bain - je sais qu'il va rentrer
- il ne voulait pas que j'y sois - je
regarde ce corps couvert de teint
- je sais - il va me reprocher de ne
pas avoir été là - il va approcher
sa main sur ma nuque la briser me
prendre me fusiller me violenter
- il va venir se mettre nu le pied
en mains qui avance - va prendre
sa ceinture - devant le miroir
je regarde une femme - un teint
égal lissé par un ultra couvrant de
fond pour le teint - avoir un bon
teint - c'est fini - m'approche du
miroir - il est là dans ma tête -
il sait - il va revenir encore - je
vais nettoyer le fond en teint - je
tourne l'oeil vers le tabouret - tout
est bien - le bain coule chaud -
buée en nuées d'absence - l'eau
coule devant moi je monstre
cet instant d'elle - la robe qu'il a
choisie est bien sur le cintre - pas
de plis - je lisse la broderie avant -
les talons rouges sont bien alignés
à moins d'un centimètre entre
les courbes du pied - j'ai mesuré
avec ma règle - les serviettes
sont à deux centimètres les unes
des autres sur le portant - tout
est parfait pour partir - rien à
nettoyer ou presque -
La Fautographe de Béatrice Mauri, postfacée par Philippe Rahmy, est publiée aux éditions Lanskine avec le soutien du CNL. Prix : 14 €
image livre.fnac.com
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