Pendant douze ans, de 2003 à 2015, Tristan Felix a arpenté les non lieux fiévreux de Paris où se terre la misère du monde. Couloirs du métro, dessous d'escaliers, abribus, bouches d'aération, cartons souterrains, squares, anfractuosités diverses.
Dans Laissés pour contes, Journal des douleurs, l'auteure ouvre sans apitoiement ses yeux et sa langue à la débâcle des corps et des âmes. Des Roumains, des Tchétchènes, des Tamouls, des Ouïghours, des Kabyles, tant d'autres encore, disséminés dans la ville Lumière borgne, déchets rejetés par l'épouvante des guerres augmentée d'horreur économique. Ils sont visibles jusque dans l'absence quand le regard ne se défausse pas. Le théâtre des ombres sans contours marque aussi sûrement l'espace que les ors des joailliers de la place Vendôme et c'est une double obscénité qui cueille le lecteur à l'estomac.
Les laissés-pour-compte deviennent sans qu'on s'en aperçoive des laissés-pour-conte. Réduits à des tas de chair outragée, toute histoire leur est déniée. Ils sont les neg-humains* dont le journal des douleurs est intenable, qu'on [ramasse chaque nuit pour une désinfection].
Egalement performeuse, Tristan Felix nous offre des textes à dire, férocement lucides et parfois teintées d'onirisme grimaçant. " Ces dix-huit poèmes en prose n'ont de vertu que s'ils sont interprétés, comme une partition qui fait revivre ou éclore les notes, ici, les laissés pour contes. Car la langue est un organisme vivant qui s'arc-boute contre la mort."
Extraits :
L'homme est en chantier, tout à son labyrinthe. Il s'esquinte, il s'éreinte. Il se heurte et se fait peur. Il sue. Il n'a d'autre issue que lui. Il se hisse et vacille, tente chaque pas qui l'accule en son centre. Son nom se cogne aux angles de son squelette. Il fore en sous-sol pour y pondre ses oeufs cabossés. Il accouche de ses propres clous.
*
Elle est noire posée en équerre sur un carton épais, le dos contre un vent coulis qui remonte d'un escalier souterrain. Ses jambes encore neuves n'ont pas de croûtes mais des taches plus sombres, comme du marc. Entre les ailes de son boubou, sa main potelée berce un godet de café ; les yeux déjà sont détachés de leur raison de voir. Il faudrait lui rendre ou lui offrir cette image d'elle quand il n'y aurait rien d'autre qui la réchauffât."
Laissés pour contes, Journal des douleurs de Tristan Felix est publié aux éditions Tarmac avec en couverture le portrait d'une créature à trois narines surgie des hantises profondes. Il coûte 12 €.
* expression de Robert Redeker
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