La poésie s'aventure de plus en plus souvent dans les sables mouvants du monde du travail. Peut-être faut-il y voir un précipité de notre modernité épuisée par l'absurdité de la condition humaine soumise comme jamais à la compétition.
Avec User le bleu, Murièle Modély ne métaphorise ni les gestes ni les discours qui font courber l'échine au bureau ou ailleurs. Du collègue de base jusqu'au N+1 chapeauté par son N+2 les yeux rivés sur les objectifs à atteindre." On ne demande pas au chef / d'avoir de l'empathie / mais de trancher / dans le vif / du sujet "
" le chef demande au chef des acronymes / des mots pompeux / des mots suffisamment grands pour déborder des dents / qui brillent "
Mais il y a des accrocs sur le tapis roulant de la production des signes. Tel petit cadre porte un pull taché et son visage est rouge. Une "big chef" a un ourlet défaillant à son pantalon. Autant de désordres minuscules à mettre en miroir avec les déchets humains* du libéralisme économique.
La résignation, "je savais cette année encore que je ne mordrais pas", n'évite pas loin s'en faut l'exclusion. Une fille pleure en silence dans le métro car elle devine que les voyageurs ne veulent surtout pas l'entendre. Un homme témoigne de son existence à sept euros par jour et de son inquiétude à se présenter en jean élimé pour un énième entretien d'embauche. Cependant que dans une ville touristique, des glaneurs statufiés sous le soleil espèrent un euro par-ci par-là...
La langue de Murièle Modély, pudique même quand elle est crue, ne tombe jamais dans le misérabilisme et l'usure du bleu ne vient pas totalement à bout du bleu du ciel. Elle cite Thomas Vinau : "Il suffirait de ne plus injecter / toute cette peur / dans tes veines". Des mots qui soignent sont peut-être trouvables, en arrachant par exemple les mauvaises herbes du jardin. Toutes les herbes.
Dans Sous la peau, qui suit User le bleu, Murièle Modély arpente les sillons de ses précédents recueils. La langue, plus intime et parfois trash, évoque les suints des corps et leurs borborygmes surgis des orifices, l'enfance et l'adolescence bousculées auprès d'une mère sans présence, le sexe et l'enfantement "bancal". Sans oublier, dans l'opacité de l'arrière-plan,le filigrane de l'île de la Réunion dont l'auteure est originaire. Enfin, elle pose à sa façon si particulière les inévitables questions sans réponses de l'écriture poétique. Dans le dénuement, la poésie entre qui sait en littérature "par la petite porte, par la petite peau". Les mots et les corps, ces inséparables au chant [gavé de noir et blanc].
Extraits :
J'écoute le bruit des roues
le sifflement du vent
dans la lumière des phares
demain n'est plus qu'un trou
tout autour le noir
torpillé de cailloux
j'entends au fond
de la gorge, des heures
chute
chut !
avale
*
Quand j'étais petite, je n'étais qu'une figure
aux sourcils plissés, à la lippe boudeuse
mes jambes étaient des hampes qui pédalaient le vide
et mes doigts s'accrochaient au poignet de ma mère
bien sûr, je n'ai pas le souvenir d'avoir habité ce corps
maigre
je regarde étonnée cette photo qui renvoie
ma peau noire lovée dans l'arrondi d'un bras
ma couleur gravée sur le blanc de ses doigts
User le bleu suivi de Sous la peau de Murièle Modély est accompagné d'une lithographie de Cendres Lavy. Il s'agit du premier recueil publié par les éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies. Il coûte 12 euros.
A commander ici : https://aux-chemins-des-cailloux.assoconnect.com/
* Allusion au pape François qui a déclaré :" Pour le capitalisme, l'homme est un déchet."
Merci Dominique pour ton billet et ta lecture, les deux si fins !
RépondreSupprimerHervé.
Et maintenant j'attends le Stéphane Bernard.
SupprimerPatience, ça vient, ça vient....
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