samedi 12 novembre 2022

Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires

 

Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini réunit des textes parus dans la presse italienne (Corriere della sera, Il mondo, Tempo, Paese sera... de janvier 1973 à février 1975. Quelques inédits accompagnent ce livre fragmentaire. Pasolini invite le lecteur à le "reconstruire" en butinant d'un article à l'autre et en se référant aux mots des interlocuteurs avec lesquels il polémique avec "tant d'obstination".

Peu averti des tourments politiques et moraux de l'Italie à cette époque, je retiens de cet ouvrage une obstination effectivement forcenée où le corps comme l'esprit sont contraints à la débâcle des temps dits modernes. Pasolini y combat sans relâche la société de consommation orchestrée par les pouvoirs laïque et clérical. Bien qu'elle n'en soit encore qu'à ses débuts, (en France, les premiers supermarchés apparaissent à la fin des années cinquante et la télévision avec ses slogans est loin d'avoir pénétré tous les foyers), il la considère comme un fascisme pire que le fascisme historique. Sa puissance d'uniformisation hédoniste, sans limite, produit un "interclassisme" sans relief. Notamment chez les jeunes dans l'expression du corps et des tenues vestimentaires. Le langage lui-même, incapable de se réinventer, de créer par exemple de nouveaux argots, ne parvient plus à exprimer une conscience de classe. Pasolini déplore un vaste phénomène d'acculturation qui détruit l'identité jusque dans sa mémoire. Et désigne comme coupables conjoints la Démocratie Chrétienne empêtrée dans la corruption et le Vatican fort éloigné de la parole des Evangiles. 

De sensibilité nostalgique, Pasolini en appelle à la figure conceptuelle de la pauvreté inaugurale, celle des premiers Chrétiens et des paléocommunistes russes de 1917. Le personnage du porteur de pain à Rome en est un motif allégorique. "Il s'en allait par les rues en sifflant et en jetant de bons mots. Sa vitalité était irrésistible. Il était habillé bien plus pauvrement qu'aujourd'hui : un pantalon rapiécé et une chemise très souvent en haillons. Pourtant tout cela faisait partie d'un modèle qui, dans sa bourgade, avait une valeur, un sens - et il en était fier. Au monde de la richesse, il pouvait en imposer un autre tout aussi valable. Il entrait dans la maison du riche avec un rire natuliter anarchiste, qui discréditait tout, même s'il était respectueux. Mais c'était le respect d'une personne profondément étrangère. Et, en somme, ce qui compte, c'est que cette personne, ce gamin, était heureux."

Le radicalisme assumé de Pasolini, en tant que retour aux racines premières, le conduit à mettre à la question l'avortement, le divorce et la contraception, considérés à la fois comme une jouissance consumériste des couples institutionnels petits-bourgeois et un rejet des minorités sexuelles par les tendances politiques de l'époque, le Parti Communiste Italien y compris. Et Pasolini de rappeler qu'à la fin de la deuxième guerre mondiale en Allemagne, les homosexuels furent exclus des dispositifs d'indemnisation dont bénéficièrent les Juifs et les Tsiganes rescapés des camps.

Le lecteur de 2022 sourira qui sait aux évocations pastorales de la vie primitive, ce temps forcément introuvable, trop poétique peut-être, trop naïf mais, au regard de la dictature qu'est en effet devenue la société de consommation hédoniste numérique, il peut considérer ces textes de Pasolini comme prémonitoires. Que reste-t-il de l'humain qui ne soit pas immédiatement consommable ? Pour que la joie demeure via l'industrie décérébrante du divertissement ? Alors, puisque Pasolini évoque le pape Paul VI dans l'un de ses articles, donnons la parole à son successeur François, qui déclara naguère :"Pour le capitalisme, l'homme est un déchet." Le porteur de pain pédale aujourd'hui sur son vélo jusqu'au bout de la fatigue du nord au sud du continent. Il ne rit plus. L'application Uber Eats n'a prévu que des smileys chichement distribués par la clientèle insatiable. Le bonheur attendra le prochain tour de roue, si elle tourne.

Ecrits corsaires de Pasolini est publié chez Flammarion dans la collection Champs arts. Présenté par René de Ceccatty, il est accompagné d'images du cinéaste, dans son bureau ou sur les lieux de ses tournages. Il coûte 9 €.




1 commentaire:

  1. Un bien beau et intéressant blog que je découvre peu à peu

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