samedi 7 janvier 2023

Didier Gambert, Pierre d'attente (Elément d'un discord)

 

Pierre d'attente de Didier Gambert est un ensemble poétique divisé en deux parties sensiblement égales : Poème cruel et Méditations sur les espaces. Le sous-titre entre parenthèses, Elément d'un discord, rappelle le précédent recueil de l'auteur intitulé Le grand discord aux éditions Stellamaris en 2020.

Un discord est un désaccord, une désunion entre les esprits et les corps, une dysharmonie entre les notes et les instruments, une dissonance entre les mots, qu'ils s'envolent ou qu'ils grincent au ras du sol.

Dans Poème cruel, Didier Gambert arpente le charivari de l'amour. L'aimant s'aimante si mal qu'il est bientôt fossilisé. L'obsession saigne à blanc la douleur. La terre désolée se change en "grand désert de pierre" et la solitude reste bouche cousue. De Discorde en Brisures, l'horizon manque d'éclaircies. "Les ondes électromagnétiques" ont perdu leur unisson. Et Didier Gambert de noter un "Silence en lame de couteau qui tient lieu de visage". L'amour ne fait pas bon ménage avec la raison. Le cinglé "inoffensif et gai" fait tourner jusqu'à l'hypnose la roue d'une bicyclette et retrouve au travers des rayons la figure de l'aimée.

Et cependant un peu d'espoir luit. L'auteur ouvre le dernier mouvement de Poème cruel avec une longue citation de Cioran qui évoque les bienfaits du lyrisme, lequel témoigne "d'une fraîcheur et d'une profondeur intérieures des plus remarquables". Dans un virelangue à l'ancienne où les sons bégaient, Didier Gambert aspire à un espace qui "tant voudrait ne plus être arbre muet défeuillé" mais plutôt "comète errante aux longs cheveux" comme dans un tableau de Chagall. Une réconciliation, de soi à soi et de soi à l'autre, sera alors possible.


Dans Méditations sur les espaces, l'Arbre majuscule n'est pas plus un lieu sûr que l'amour. "Des forces mauvaises" [se pressent à ses racines]. Alors il s'exile en sa cime qui est un "paradis mouvant". Sureau ou frêne, seul ou dans des haies, une tourmente surgie des abysses l'assombrit. Il doit partir, abandonner son ombre à la plaine.

Partir. Tout quitter. A la lisière de "la terre d'Europe... où la nuit n'arrive pas... car elle s'est perdue en chemin". Le dernier mouvement du recueil, Ailleurs, affirme avec Victor Segalen qu'il est d'autres mondes. La ville de Nantes est un autre charivari avec "ses îles à la dérive" et ses "maisons de guingois". A Karlsruhe et à la frontière autrichienne, la magie de la neige ne résiste pas longtemps au tumulte des camions "turcs et hongrois". Puis le pérégrin, un rien sarcastique, se retrouve au Parque Güell à Barcelone, sur un escalator, saisi par la beauté de "deux adorables soeurs jumelles". Et enfin à Gand, terre flamande où "la chair rouge des briques" palpite comme du sang.

L'écriture de Didier Gambert explore tous les registres de l'émotion et de la forme. De textes ultra brefs en longs déplis, tantôt fable (De derrière les barreaux) et tantôt poésie de recherche même en prose (Ecrit en tremblant), elle joue dans l'espace de la page avec les tirets d'incise, les barres obliques pour marquer des diérèses, les vers parfois rejetés aux limites des marges. Le fréquent recours à l'italique souligne notamment les toponymes et quelques mots oubliés dont l'auteur a le goût (gaste, cholérique, ensiforme).


Extraits :


Visage mobile fleur sensible


Vulnérabilité pâle

de la peau

fine pellicule où

ne pas fixer les

émotions

nudité indécente

de la tendresse cutanée

cadeau fait

à ceux que l'on aime

ou trait tiré

définitif

visage qui

pour l'ombre d'un nuage

pourrait se déchirer


Dureté figée dans sa peur

*

Jeter-là son épiderme

S'avancer dans les rues

aussi rouge et nu qu'un piment

- Ecorché sublime

*

Portée

Mon ombre sur les galets

les ossements bleus de la terre

*

... Eh bien, cette rue où je m'avançais pour lors, dans cette ville intacte, où l'on a placé tant d'escaliers sur les pentes des toits, sans doute pour voir de plus haut sur les terres basses, cette rue près du château des comtes de Flandre, la dernière fois que j'ai visité Gand, - je n'ai pas su la voir.


Voilà donc un recueil qui ne livre pas son unité au premier abord. Pour être aimanté, le lecteur devra tenir son équilibre sur la pierre d'attente et y ajouter sa propre construction. Lire, c'est écrire, disait Marguerite Duras. Pierre d'attente est publié aux éditions SANS ESCALE avec une image très éloquente d'Emmanuel Pierre en couverture. Il coûte 13 €.

Définition des mots oubliés :

Gaste, désolée, ravagée, pillée, usée si l'on pense au mot espagnol "gastada"

Cholérique, atteint du choléra mais aussi bilieux, atrabilaire

Ensiforme, en forme d'épée, se dit pour des plantes et des insectes

Rappel : Une pierre d'attente est une pierre saillante qui forme comme un escalier au bout d'un mur et permet de prolonger une construction.

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