mercredi 11 janvier 2023

Grégory Rateau, Imprécations nocturnes

 


"même l'avenir que je trace du bout du doigt / pourrait être le souvenir oublié / de mes vies imbriquées"

Les trois déplis des Imprécations nocturnes de Grégory Rateau, dans la confusion des espaces et des durées, disent que le réel est un simulacre. Mais comment trouver l'issue en son labyrinthe ? Du Je au Tu en passant par le Il (et même le Elle), l'incarnation des "chairs anesthésiées" n'est pas un lieu sûr. La présence à soi et au monde est une quête où les ombres vont "sans forme". Le "mouvement est pétrifié dans un entonnoir de vase". Au commencement comme à la fin, le corps est "presque nu", dans une maison sans cesse à inventer. Il faut pourtant paraître pour conjurer le silence et laisser venir le désir. Gare cependant au "vaste champ lexical de l'amertume" dont la jeunesse aime à se parer.

La langue, avec son verbe tantôt majuscule tantôt minuscule, à ras de ciel ou à ras de terre, est mise à la question. Souvent meurtrie dans ses espoirs, quelque atrabile parfois la ronge et la ratatine. Evoquant l'enfance qui revient boiter en nous, Grégory Rateau réaffirme cette évidence : "Ecrire est superflu si personne ne vient s'approprier ces quelques mots". Et si un double s'empare nuitamment du manuscrit fiévreux, la situation de l'âme est bien précaire.  Ce qui nous amène au duel perdu d'avance du poète contre la littérature  même s'il [ne reste qu'elle pour lui sourire]. Comme dans son précédent recueil, Conspiration du réel aux éditions Unicité, de nombreuses voix sont appelées à la rescousse. Celle de Pierre Michon d'abord, qui s'affranchit des "rodomontades juvéniles de La lettre du Voyant". Puis celles de Van Gogh le desdichado, de Thierry Metz penché sur son chemin toujours à reprendre, de René Char dont la lucidité est une blessure...

De Palerme en Sicile à Gyula en Hongrie, Grégory Rateau s'adresse aussi aux Dieux et à leurs créatures empêchées. Son Minotaure reste prisonnier du dédale qu'il a lui-même construit dans des refuges illusoires. Quant à la Gitane qui "danse jusqu'à l'extase", aucun Thésée ne viendra la libérer des "liens empoisonnés". Le parage divin est décidément trop taiseux et les petits mythes aux assises insécures ne disent rien non plus. Le poète cependant les entend marmotter depuis ses enfances poisseuses et l'allégorie du mendiant lui revient sous les [barbelés du ciel]. Mais mendier quoi sous le masque aveuglant des chimères ? Si l'être éparpillé échoue à se rassembler ? Le chantier d'un chez-soi peut-être, avec des amitiés sans impasses, et une "table mise à la même heure". Pour retrouver la lisibilité du corps et de l'esprit. Et siphonner [la bile au fond des poches].

L'écriture du recueil est d'un souffle presque régulier, sans lignes de rupture dans le mouvement des vers. Le lecteur découvre çà et là quelques regroupements en tercets et quatrains avec, à deux reprises, un recours à l'anaphore dont la dramaturgie souligne les obsessions de l'auteur. Notons également la tension que Grégory Rateau imprime souvent à la fin de ses textes pour mieux les prolonger dans l'imaginaire de celui qui les goûte. Un rideau tombe sur la scène des représentations, aussitôt relevé, comme si ombre et lumière jouaient à ricocher. Voici quelques exemples parmi les plus poignants : où la sueur a signé sa fatigue / à la mesure d'un Dieu que tu coudoies à en périr / entre ton carnet vide et ce cendrier plein de poèmes / et la houle ondulant au fond des tripes... Ou, encore, jeté comme un cri en ce siècle aux humeurs corrompues : qui donc racontera mon histoire ? Et l'imprécation se change, allons savoir, en supplication. Avec ce bredouillement : qui donc, qui donc, qui donc...

Comme le dit à plusieurs reprises Jean-Louis Kuffer dans sa préface, Grégory Rateau tient son ancre à l'écart des poéticiens qui font des embarras. Oserons-nous, pensant à Léo Ferré, le néologisme de poétichien ? "Un poète ça sent des pieds, on lave pas la poésie, ça se défenestre et ça crie aux gens perdus", chantait l'éternel enfant de Verlaine et Rimbaud. Si Grégory Rateau est un chien, quelques-uns traversent sa Conspiration du réel, c'est un chien sans pedigree, un bâtard errant. Mais quelles traces peut-on suivre, passées et à venir, quand le nom qu'on porte, ou qu'on croit porter, est un fardeau ?


Extraits :


Tu te retournes

guettant la clarté d'une enseigne

et toutes ces ombres aléatoires

qui pour toi devraient donner du sens

alors qu'une aube précoce se prépare

ébranle l'équilibre de tes persiennes

et te voilà en marche

flirtant avec le jour

la ville s'offre à toi

des lignes, des croisements, des fuites

ton désir écartelé

tes jambes trop fébriles

d'autres te dépassent

ils jouiront d'elle à ta place

*

Elle bruisse tapie dans l'ombre

cette blessure qui s'écaille

ton corps n'est plus ce journal

que tu cultives pour un jour nouveau

mais un vaste champ de mines

que la médecine manipule à loisir

si je m'en vais le premier

je me glisserai sous ton épiderme

subtilisant à la source éternelle

une myriade d'organes célestes

*

Je suis ce vieil homme un peu dément

t'épiant derrière la vitre d'un café

toi le fils qui

par cette nuit glacée

as été cette petite chose vibrante

désirée puis repoussée


sous des néons trop agressifs

cramponné à ton prénom

tu as rejoint l'anonymat


alors je te le demande sans courage

pardonne au père que je n'ai jamais été


Imprécations nocturnes de Grégory Rateau est publié chez Conspiration Editions. Disponible en librairie ou sur commande, il coûte 9 €.


Photo : Le rio qui accompagne le livre est un cours d'eau enterré sous Venise qui réapparaît plus loin, mêlé à une autre rivière.

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