Les trois déplis des Imprécations nocturnes de Grégory Rateau, dans la confusion des espaces et des durées, disent que le réel est un simulacre. Mais comment trouver l'issue en son labyrinthe ? Du Je au Tu en passant par le Il (et même le Elle), l'incarnation des "chairs anesthésiées" n'est pas un lieu sûr. La présence à soi et au monde est une quête où les ombres vont "sans forme". Le "mouvement est pétrifié dans un entonnoir de vase". Au commencement comme à la fin, le corps est "presque nu", dans une maison sans cesse à inventer. Il faut pourtant paraître pour conjurer le silence et laisser venir le désir. Gare cependant au "vaste champ lexical de l'amertume" dont la jeunesse aime à se parer.
La langue, avec son verbe tantôt majuscule tantôt minuscule, à ras de ciel ou à ras de terre, est mise à la question. Souvent meurtrie dans ses espoirs, quelque atrabile parfois la ronge et la ratatine. Evoquant l'enfance qui revient boiter en nous, Grégory Rateau réaffirme cette évidence : "Ecrire est superflu si personne ne vient s'approprier ces quelques mots". Et si un double s'empare nuitamment du manuscrit fiévreux, la situation de l'âme est bien précaire. Ce qui nous amène au duel perdu d'avance du poète contre la littérature même s'il [ne reste qu'elle pour lui sourire]. Comme dans son précédent recueil, Conspiration du réel aux éditions Unicité, de nombreuses voix sont appelées à la rescousse. Celle de Pierre Michon d'abord, qui s'affranchit des "rodomontades juvéniles de La lettre du Voyant". Puis celles de Van Gogh le desdichado, de Thierry Metz penché sur son chemin toujours à reprendre, de René Char dont la lucidité est une blessure...
De Palerme en Sicile à Gyula en Hongrie, Grégory Rateau s'adresse aussi aux Dieux et à leurs créatures empêchées. Son Minotaure reste prisonnier du dédale qu'il a lui-même construit dans des refuges illusoires. Quant à la Gitane qui "danse jusqu'à l'extase", aucun Thésée ne viendra la libérer des "liens empoisonnés". Le parage divin est décidément trop taiseux et les petits mythes aux assises insécures ne disent rien non plus. Le poète cependant les entend marmotter depuis ses enfances poisseuses et l'allégorie du mendiant lui revient sous les [barbelés du ciel]. Mais mendier quoi sous le masque aveuglant des chimères ? Si l'être éparpillé échoue à se rassembler ? Le chantier d'un chez-soi peut-être, avec des amitiés sans impasses, et une "table mise à la même heure". Pour retrouver la lisibilité du corps et de l'esprit. Et siphonner [la bile au fond des poches].
L'écriture du recueil est d'un souffle presque régulier, sans lignes de rupture dans le mouvement des vers. Le lecteur découvre çà et là quelques regroupements en tercets et quatrains avec, à deux reprises, un recours à l'anaphore dont la dramaturgie souligne les obsessions de l'auteur. Notons également la tension que Grégory Rateau imprime souvent à la fin de ses textes pour mieux les prolonger dans l'imaginaire de celui qui les goûte. Un rideau tombe sur la scène des représentations, aussitôt relevé, comme si ombre et lumière jouaient à ricocher. Voici quelques exemples parmi les plus poignants : où la sueur a signé sa fatigue / à la mesure d'un Dieu que tu coudoies à en périr / entre ton carnet vide et ce cendrier plein de poèmes / et la houle ondulant au fond des tripes... Ou, encore, jeté comme un cri en ce siècle aux humeurs corrompues : qui donc racontera mon histoire ? Et l'imprécation se change, allons savoir, en supplication. Avec ce bredouillement : qui donc, qui donc, qui donc...
Comme le dit à plusieurs reprises Jean-Louis Kuffer dans sa préface, Grégory Rateau tient son ancre à l'écart des poéticiens qui font des embarras. Oserons-nous, pensant à Léo Ferré, le néologisme de poétichien ? "Un poète ça sent des pieds, on lave pas la poésie, ça se défenestre et ça crie aux gens perdus", chantait l'éternel enfant de Verlaine et Rimbaud. Si Grégory Rateau est un chien, quelques-uns traversent sa Conspiration du réel, c'est un chien sans pedigree, un bâtard errant. Mais quelles traces peut-on suivre, passées et à venir, quand le nom qu'on porte, ou qu'on croit porter, est un fardeau ?
Extraits :
Tu te retournes
guettant la clarté d'une enseigne
et toutes ces ombres aléatoires
qui pour toi devraient donner du sens
alors qu'une aube précoce se prépare
ébranle l'équilibre de tes persiennes
et te voilà en marche
flirtant avec le jour
la ville s'offre à toi
des lignes, des croisements, des fuites
ton désir écartelé
tes jambes trop fébriles
d'autres te dépassent
ils jouiront d'elle à ta place
*
Elle bruisse tapie dans l'ombre
cette blessure qui s'écaille
ton corps n'est plus ce journal
que tu cultives pour un jour nouveau
mais un vaste champ de mines
que la médecine manipule à loisir
si je m'en vais le premier
je me glisserai sous ton épiderme
subtilisant à la source éternelle
une myriade d'organes célestes
*
Je suis ce vieil homme un peu dément
t'épiant derrière la vitre d'un café
toi le fils qui
par cette nuit glacée
as été cette petite chose vibrante
désirée puis repoussée
sous des néons trop agressifs
cramponné à ton prénom
tu as rejoint l'anonymat
alors je te le demande sans courage
pardonne au père que je n'ai jamais été
Imprécations nocturnes de Grégory Rateau est publié chez Conspiration Editions. Disponible en librairie ou sur commande, il coûte 9 €.
Photo : Le rio qui accompagne le livre est un cours d'eau enterré sous Venise qui réapparaît plus loin, mêlé à une autre rivière.
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