Youyou et Nana disent qu'elles sont des soeurs comme les autres mais ce n'est pas vrai. Oh ! bien sûr ! Elles écoutent à peu près la maîtresse à l'école et à peu près leurs parents à la maison. Elles ne passent pas leur temps à se moucher dans les rideaux du salon et ne tirent jamais la queue du chat avant midi.
Pourtant, devant le miroir de leur chambre, elles vivent des aventures incroyables. Un jour, elles s'aperçoivent qu'il ne reflète plus le décor habituel. Envolées les fleurs bleues de la tapisserie ! Disparues la lampe et la table de nuit ! A la place, des milliers de petits points verts et jaunes qui courent dans tous les sens comme des fourmis.
Youyou, 4 ans, et Nana, presque 8, sont si étonnées qu'elles décident de ne rien dire à maman et encore moins à papa qui est trop sérieux. Si encore ils avaient étudié à l'école des sorciers de Poudlard, on pourrait, observe Nana, mais ils n'ont même pas lu Harry Potter. Youyou ouvre si grand les yeux que les points verts et jaunes grossissent, grossissent et. Aaaaahh ! Une forêt apparaît. Les deux soeurs sautillent comme si elles avaient des piles électriques entre les orteils et, d'un bond d'un seul, se retrouvent sur un chemin qui sent la noisette. Et le chocolat chaud, crie Youyou, j'en boirai tout un bol quand on s'ra arrivées !
Mais où ? Où ? Houhou !
Nana prend Youyou par la main et elles s'enfoncent dans la forêt. Tant d'arbres y sont rassemblés, des quatre coins du monde. Des géants d'Amérique et des nains du Japon. Des troncs épais comme des tours ou plus fins que des baguettes. Et tout un peuple d'oiseaux dans les cimes. Des aigles et des goélands venus de l'autre côté des mers. Des colibris des îles, des mésanges des marais, des aigrettes des sables.
Soudain, un murmure parcourt le paysage. Il monte des fossés au bord du chemin, il glisse le long des feuillages, il tombe du ciel et c'est un long soupir. Un souffle qui ondule sur les lèvres des filles. Un message peut-être. Secret. Forcément secret. Mais qui le dit ? Et à qui ? Nana serre plus fort la main de Youyou. Youyou serre plus fort la main de Nana.
- C'est peut-être la Terre qui respire !
- Elle étouffe parce que le ciel est trop bas, elle veut nous prévenir.
- Elle le dirait avec des mots, si elle voulait qu'on l'aide.
- Tu as raison, c'est autre chose. Mais quoi ?
Un petit carré d'herbe apparaît au bord du fossé où coule un filet d'eau claire. Youyou et Nana s'assoient et ferment les yeux. On écoute mieux quand on ferme les yeux. On voit plus loin aussi. Un oiseau chante tout en haut d'un séquoia et un nuage s'épanouit. Sa lumière tremblote comme la queue d'un écureuil dans le vent.
Et, peu à peu, et un peu plus que peu à peu, et carrément plus que peu à peu, le chemin tout entier devient lumière.
Waouh ! Ouh ! Ouhouh !Les miroirs disent rarement la vérité. Quand une image ne leur plaît pas totalement, ils changent une couleur ou un trait, corrigent la forme d'un visage, ajoutent un élément dans le décor. Et si l'image n'est pas du tout à leur goût, ils en créent une autre, avec des pouvoirs spéciaux. Par exemple, celle de la fo...
- Tu veux dire que notre chambre est moche ? coupe Youyou un brin agacée. Je me demande si t'es pas en train de puer des fesses ! Présente-nous plutôt ta copine.
- Oh ! Excusez-moi, voici Marguerite. Nous vivons dans une cabane près d'un étang où le soleil brille jour et nuit. Il y a des paons, des cygnes et le loup vert que nous avons recueilli. Il serait mort de froid si...
-Pénélope, coupe Nana à son tour, laisse parler Marguerite.
Et Marguerite, toute belle avec ses boucles brunes, fait aussi une révérence, aussi une grimace et aussi un discours :
Les loups verts sont rares dans cette région. Les autres animaux les ignorent. Certains les chassent. Uniquement parce qu'ils sont verts. Ils disent qu'ils faut se méfier d'eux mais c'est ridicule de penser ça. Remarquez, les humains ne sont pas plus intelligents. Ah ! ne restons pas là. Vous n'avez vu qu'un petit bout de la forêt.
Marguerite prend la main de Youyou, Pénélope prend la main de Nana et un voyage plus extraordinaire que ceux de Jules Verne commence. Pas besoin d'aller sur la Lune pour voir de plus près les étoiles ! Elles sont là, dans le regard et sous les pas. Les fourmis les emportent dans leurs yeux et les montrent à l'abeille autour des orchidées, au moineau embarqué sur un nénuphar.
Laissez fleurir votre imagination, dit Pénélope. Dépliez votre esprit, dit Marguerite !
Pendant des kilomètres, Youyou et Nana marchent sans fatigue. La forêt contient l'histoire du monde entier, explique Pénélope. Regardez ces hommes préhistoriques qui jouent aux cartes avec des chevaliers du Moyen Age ! Et là, la danse des Indiens du Dakota et des Inuits de Laponie ! Mais, chuuut ! Il ne faut pas les effrayer. Allons voir Diogène. Il reste assis sur sa jarre du matin au soir. Et il parle, il parle, même la nuit il parle. En fait, il est retombé en enfance. Marguerite lui apporte des chamallows et il n'en a jamais assez. Ce n'est pas raisonnable pour un philosophe.
Youyou et Nana sont intimidées. C'est quoi, un pholisophe ? chuchote Youyou. C'est un phi-li-sophe, répond Nana, une espèce d'acrobate. Tiens, le voilà ! Ooooh !
La barbe de Diogène, qui pousse depuis plus de deux mille ans, s'étale comme un drap autour de lui. Les filles et les poupées s'allongent dessus, au grand plaisir du vieil homme.
Vous avez beaucoup d'humour, commence-t-il. Et beaucoup d'intelligence. Mon grain de folie fait de moi un pholisophe. Ma pensée en équilibre sur son fil fait de moi un philisophe. Le fil est fragile, la pensée aussi. Mais je suis trop âgé pour les acrobaties. Je regarde celles de Marguerite et de Pénélope, ça me suffit. Et toi, Youyou, tu t'y connais en pirouettes ? Et toi, Nana, grande comme tu es ? Montrez-moi !
Aussitôt, sur la barbe moussue du pholiphilisophe, c'est un spectacle du tonnerre devant un public de plus en plus nombreux. Les premiers aviateurs du vingtième siècle, descendus du ciel sur leur drôle de machine, applaudissent les voltiges des filles. Quatre mousquetaires du Roy disent que Youyou et Nana sont si rapides qu'elles pourraient devenir championnes olympiques d'escrime.
Un peu à l'écart de la joyeuse troupe, Diogène n'étant pas le dernier à rire haut et fort en se tapant sur les cuisses mais sans puer des fesses, un petit bossu amateur de fêtes foraines peint la scène sur son chevalet. Cependant qu'un rossignol moqueur juché sur son épaule s'amuse à roter.
Puis, toutes les histoires ayant une fin, Youyou et Nana disent que leurs parents ne vont pas tarder à rentrer du travail. Elles doivent repasser de l'autre côté du miroir et retrouver leur chambre.
Revenez bientôt, dit Diogène, vous m'avez entendu murmurer quand vous êtes entrées dans la forêt, eh oui, ce n'était pas la Terre, c'était moi, et vous m'entendre encore car vous savez écouter. Une qualité rare de nos jours. On apprivoise mieux les choses si on sait les écouter.
Et Youyou ouvre grand les yeux. Le miroir se couvre de points bleus. La lampe sur la table de nuit baigne la chambre d'une douce clarté. Les fleurs de la tapisserie courent dans tous les sens comme des fourmis.
Et zou ! Zou ! Zououou !
D'un bond d'un seul, Youyou et Nana se retrouvent à sauter sur leur lit comme sur un trampoline. Une odeur sucrée monte à leurs narines. Papa et maman préparent un gâteau au chocolat.
Et Youyou chuchote : Marguerite m'a dit que le miroir de la salle de bain... d'un claquement de doigts... nous transporte dans une ville immense... mais on garde le secret, hein !
Et Nana chuchote : Pénélope m'a dit qu'elle viendrait nous voir avec Marguerite... et qu'on irait toutes les quatre... chuuut !
Oui. Chuuuuuuut !
LE MONDE ENTIER EST UN MIROIR.
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