Rien ne va plus dans le corps des hommes. Il se remplit à l'excès de sang. Ses mâchoires sont fracassées, ses vertèbres brisées. [Le ventre s'enfonce dans l'alcali du petit jour]. Ses veines sont bouchées et la lumière suffoque. La chimie industrielle saura-t-elle y remédier alors que "des atomes nous camouflent" ?
Rien ne va plus dans le corps des bêtes. Les oursins sont chétifs et le mandrill agonise. leur extinction est proche. "Les serpents meurent en glissant sur la membrane du ciel" et même nos chiens ont le poil imprégné de bitume. De saison en saison, les refuges de lauzes et de chevrons ne sont plus des lieux sûrs. "Un remugle de mamelles et de tardigrades", (Louise Bourgeois aurait aimé cette image), empêche le poème et la joie qu'il faut pourtant entretenir.
Rien ne va plus non plus dans le corps des plantes. Les chênes sous la foudre montrent leurs plaies béantes et les "feuilles obstruées" manquent de souffle. Ne reste des lichens qu'une fiction à inventer et c'en est peut-être une autre qui nous protégera de "l'hostilité cartilagineuse" des arbres.
Avec le secours de la langue jusque dans ses mots oubliés qu'Etienne Vaunac aime ressusciter. Le poète, tantôt presque lyrique à la façon de Vandenschrick et tantôt presque électrique aux paupières de jupes*, s'attache aussi à l'inquiétude des jours pour conjurer les menaces des réacteurs nucléaires et des tractopelles, des engrais potassiques et des réverbères à sodium. L'aimée roule à bicyclette sur un sentier malgré [les vessies de mer qui sautent des panouilles*]. Des verres tintent sur fond de mandibules dans un bar égaré en bas d'une rue. Un reflet de verveine dans une tasse [prend des allures de tamanoir].
Sans doute faut-il transfigurer ce qu'on hante. Le monde n'est pas tout à fait condamné. Il y a des bouvreuils sur les seins de l'amoureuse qui sont des châteaux. Et le corps est tendu comme un arc, cousu "comme une lampe" dans une flambée onirique.
Enfin, les deux derniers vers, énigmatiques, "tu peux d'ores et déjà / t'endormir dans l'extension des espèces" disent qui sait l'union du corps animal avec le corps végétal, du corps minéral avec le corps atomique dans le grand tout du néant. Au temps des traders en processions mortifères comme au temps d'avant l'existence des roseaux, des ammonites et des ptérodactyles.
Logistics : The Extend de Grégory Chatonsky est un ensemble d'images générées avec le programme d'intelligence artificielle DALL-E 2 via des descriptions textuelles humaines. Elles créent des corps atteints d'anomalies formelles aggravées. Cette monstruosité traverse les récits mythologiques et s'expose dans les cabinets de curiosités au cours des derniers siècles. On l'applaudit dans les fêtes foraines puis au cinéma (Elephant Man en 1980). Cette fascination relève de l'angoisse inaugurale de l'homme sans cesse reconfigurée par les questions psychanalytiques et la grande hache de l'Histoire. En 2023, le monde étant plus que jamais au bord de l'écocide, plus que jamais étouffé par l'extension de la logistique marchande, les chimères de Grégory Chatonsky évoquent des déchets qu'on imagine vendus sous cellophane dans les supermarchés de la firme Soleil vert. Rappelons à ce propos que plusieurs sociétés américaines transforment en toute légalité les dépouilles mortelles en compost. La lumière boréale qui couvre les corps disloqués ou reliés par des appendices gorgés d'humeurs fétides renforce le malaise. Le spectateur s'imagine, comme Bacon contemplant la vitrine d'un boucher, à la place de ces morceaux de viande.
Comment, alors, l'humain peut-il continuer à s'appartenir ne serait-ce que "par éclaircies" ? Une catharsis est-elle seulement possible si des pans entiers de la langue tombent en lambeaux ?
Deux questions parmi bien d'autres qui accompagnent la lecture de cette oeuvre puissante publiée aux toutes nouvelles éditions Epousées par l'écorce. Le prix de 25 € est amplement justifié.
* Référence au Manifeste électrique aux paupières de jupes paru en 1971 aux éditions du Soleil noir avec des contributions de Matthieu Messagier et Michel Bulteau notamment.
* Les vessies de mer sont d'étranges créatures tropicales que les vents déportent vers les côtes européennes. Les panouilles sont des épis de maïs.
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