"le peu est par la soustraction ce qui reste en moins et continue à soustraire l'être du peu".
Voilà, posée comme un théorème par Béatrice Mauri dans son livre Reste (s) une définition du manque sur laquelle le lecteur s'attarde longtemps. Presque en deçà du rien... Ou à peine au-dessus... Sur un fil flou où l'être essaie de se ressaisir, de rassembler les résidus qui le constituent encore. Mais le vide sans cesse menace. Ainsi en est-il de tout humain avec une conscience aiguë de sa ténuité. Il en connaît la sape souterraine, l'effacement progressif, y compris quand il ne s'appartient pas pleinement. Dans l'absence qui "n'est qu'un retard nécessaire à ce qui doit arriver". Pour un peu de présence au maillage improbable.
Se pose alors la question du langage et de la langue. Comment des petits riens éparpillés peuvent-ils construire un tout qui tramera des traces ? "le mot peiné parle peu sans histoire il reste ainsi une définition sans expression fragile comme ce peu qui veut perdurer là où ce tout phénoménal engloutit un mot commun mais ignoré encore comme un manteau confortable qui perce une doublure pour peu que cela se voie", écrit Béatrice Mauri. Et cependant un récit a lieu jusque dans "la narration banale qui parle pour ne rien dire près d'une gorge éteinte". Quelques restes d'histoires, tantôt extraites et tantôt ébauchées, parviennent à dire le peu malgré le puits sans fond des phénoménologies. Il y a toujours quelque [creux à effleurer], quelque [vide à creuser au risque d'étouffer], pour vivre quand même des petits brins qu'on retient.
Des visages traversent l'écriture et persistent dans la mémoire. Celui de la brodeuse obstinément penchée sur ses ajours. Comment peut-elle accomplir jusqu'au bout les gestes "à piquer dans l'oubli" ? Sa main hésite au bord du manque comme la main de l'auteure hésite "à laisser une dernière trace un deux trois mots qui parlent de ce qui ne sera jamais dit". Il y a toujours des doublures dans la peau du réel et des faux plis qui abîment les doigts et biaisent les mots. Le fil à tisser et la corde à linge résistent mal aux fragmentations de l'être. Tout en permettant l'apparition d'autres visages aux prises avec les représentations perdues, dans la mémoire ancienne des forges et des verreries. Cependant qu'un bandonéon, entre prière et complainte, les accompagne.
Dans la banalité. Pour continuer à durer. Un bout de table orange, un tuyau où on entend la pluie, des géraniums en mal de floraison, un morceau de pain qu'on rechigne à jeter et, encore elle, la corde à linge qui dit, peut-être, un état indéfini de la solitude. [tous ces riens quotidiens que le peu n'oublie pas] émeuvent le lecteur. Ils donnent du corps au regard que Béatrice Mauri nomme l'iris. Mais que perçoit-il vraiment quand son cercle se défait au coeur du vide ?
Reste (s) est le sixième titre publié de l'auteure. L'écriture y est moins fracturée que dans ses livres précédents, Ienchs ou La fautographe. Elle compose avec le silence représenté par les grandes étendues de blanc qui traversent les pages. Un silence où les mots bruissent et taraudent comme des revenants : oui, un rien, ici, un peu, alors, oui, ici... Il faudrait les imaginer portés sur une scène nue et sans bords. Le plus souvent, on ne verrait du corps que la bouche, à peine ouverte. Parfois, une main blanche essaierait d'attraper quelque chose quand, au loin, on entendrait des remuements.
Notons enfin la belle image non signée qui habille le livre : un pan de mur et son revers, avec ses restes près de la chute. La doublure déchirée du plâtre, les joints à nu, quelques coulures comme une sueur, anonymes.
Extraits :
une journée de plus un reste de larmes suspendues près d'une épingle qui répare un linge ici où ce qui peut s'habiller réunit parfois des corps ici défunts là tout près d'une larme qui perle vers le fond un feu où l'iris demeure dévale des collines d'ambre pour encore souligner le reste de cette erreur fatale un phare qui guide ce peu d'histoire enduite pour le reste une folie qui vient
*
l'iris demeure sec comme une gorge sans eau sur une étendue de jardin aride qui ne répond pas, un rien une sous conversation toujours interrompue une fragilité sur un coin de table orange qui rougit à force de non sens sans pouvoir dire ici vraiment
Ce beau et émouvant livre de Béatrice Mauri est publié aux éditions LansKine. Une postface réussie de Jean-Marc Baillieu l'accompagne. Il coûte 16 €.
Ienchs (éditions Les Moires 2016) et La fautographe (éditons LansKine 2019) sont également chroniqués sur ce blog.
Cher Dominique grand merci pour ce temps à Reste(s)-ta critique est au plus près de mon travail et je m'excuse de ne l'avoir plus tôt je ne suis plus sur les réseaux sociaux et j'aurai été très contente que tu viennes me voir au marché des Chartrons lors de ma dédicace-merci vrai
RépondreSupprimerBeatrice Mauri
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