lundi 13 mars 2023

Pierre Gondran dit Remoux, Trois cailloux au fossé

 

"tôt la mère a su - l'enfant perdu." Il faudrait imaginer la mystérieuse prescience qui a forgé cette implacable certitude. Jusqu'à la folie. L'enfant disparaît longtemps dans les replis de la campagne et on pense aux mythologies populaires de l'enfant sauvage au dix-neuvième siècle. La mère le trouve le soir, endormi près d'un étang, son sommeil bercé par des libellules bleues et rouges. On ne sait que dire de lui dont les pas ne déposent aucune trace sur la terre meuble. A quoi pense-t-il ? Tient-il des soliloques, le regard figé par le bercement des ajoncs ? On n'apprend de sa vie que son refus d'aller à l'école. Les "leçons de choses" lui sont données par les "traités naturalistes brunis dans l'ombre des armoires". Quant à la tendresse, les vieux grimoires étant peu diserts sur le sujet, la mère de l'enfant ne se fait guère d'illusions. Et pourtant ! Quand il lui montre les "portefaix bigarrés" pareils à des papillons de nuit et qu'il n'en finit pas d'expliquer l'endroit d'où ils viennent, le lecteur a envie de croire que l'amour n'est pas loin, qu'il suffirait d'un presque-rien pour que...
Puis, un jour, il disparaît définitivement, loin d'elle et du monde. La ritournelle commence : "j'ai jeté trois cailloux au fossé... je veux me perdre, et me trouver tout à la fois. me perdre dans les bois, et m'y trouver bien tout à la fois." Ces trois cailloux, "trois - découverts au même genou du paysage", changent-ils quelque chose à l'enfant devenu autre ? Et de quelle altérité s'agit-il ? Comment agit-elle ?

Pierre Gondran dit Remoux évoque "l'énigme des choses lentes". Les cailloux eux-mêmes, déjà là pourtant au commencement élémentaire, n'ont pas achevé leur mue. Une symbiose, qui sait, pourrait s'annoncer, et en elle se fondraient toutes les métamorphies. Mais le chaos universel, en ses remuements invisibles, résiste à l'union radieuse. L'écorce de l'arbre ne vit pas dans la même durée  que "les ogres de granit" et [la veine du feldspath] s'ouvre mal vers le ciel. Il faut marcher et marcher encore quand vient le couchant. De la forêt à la tourbière, un chant monte à la bouche, une prière presque, pour dire merci aux merles et aux fougères. Et la ritournelle encore, comme un charme inquiet : "j'ai jeté trois cailloux au fossé. seront-ils émoussés, qui sait ? les reverrai-je changés ?"
Et la marche devient errance. Quelle différence entre celle d'un fou et d'un chien quand l'obsession à nommer les formes qui apparaissent  donne tant de vertiges au réel ? L'enfant mutique devenu homme est-il animé par quelque dessein ? "il est au monde comme cette graminée est au monde. ils sont à cette heure du jour de la pelouse alpine, dans le même pli, ce pli arqué géologique - et ce pli qui n'est autre que ce qui s'étendra leur rencontre achevée.", écrit Pierre Gondran dit Remoux. Jusqu'à ce que, dans un temps et un lieu indéfinis, avec puis sans cailloux, sa vie se réduise à "ce corps sans projet dont il a toujours été si proche sans pouvoir même l'envisager."

La poésie de Pierre Gondran dit Remoux est tout autant imprégnée de philosophie que de géologie. Avec cette question fondamentale : qu'est-ce qui, en chacun de nous, relève de l'Etre et de l'Etant ? L'humus métamorphique au bout du chemin ou au fond de la combe livrera peut-être un jour quelques éléments de réponse, inachevés, forcément inachevés.

Une fois n'est pas coutume, le chroniqueur que je suis cède à la tentation de parler de lui. J'ai longtemps, en mes enfances secrètes, arpenté les paysages des rivières et des combes, interrogé les libellules sur les fougères, redouté les filets des épeires en eaux troubles. Et je ne sais pas si je m'y suis trouvé tout en m'y perdant. Je ne sais pas ce qui apparaît dans ce qui songe.

Alors, lisez et relisez les mots qui ricochent de page en page et de terre en terre de Pierre Gondran dit Remoux. Leurs ritournelles vous accompagneront longtemps, obsédantes comme le mystère d'être obsède.

Extraits :

l'eau noire danse ronde autour de sa cheville
engourdie, au rythme de ses frissons - il cueille
des petits galets dorés et froids, qu'il espère
témoins de sa présence vaine.
                                                     dorés et froids

                                                      les avant-bras

les avant-bras perchoirs étonnés de libellules
rouges, son étrangeté soudain l'accable - il
se rêve chevreuil et s'abreuve à cette eau qui
l'ignore.
                                                  rêve chevreuil

                                                       sa présence

Trois cailloux au fossé de Pierre Gondran dit Remoux est publié aux éditions Cardère. Il coûte 12 €.


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