A la fin des années 1860 dans les ateliers de soierie lyonnaise, les ouvrières "ovalistes" travaillent douze heures par jour sans jamais pouvoir s'asseoir et dorment sur place, serrées les unes contre les autres. Leurs rêves à l'étroit virent au cauchemar quand l'une d'elle crache du sang sur sa paillasse à force de tousser et que la sueur mélangée à la poussière compose un amalgame suffocant.
Le travail consiste à "garnir les bobines des moulins ovales, où l'on donne au fil grège la torsion nécessaire au tissage". Il est payé 1, 40 F par jour alors que, pour la même tâche, les hommes perçoivent 2 F. Les contremaîtres exercent sur ces jeunes femmes analphabètes une autorité de chaque instant. Le fait de porter des sabots dans l'atelier est sanctionné d'une amende. Le fait de parler trop et inutilement est sanctionné d'une amende. Le fait de mal entretenir son coin est sanctionné d'une amende. Et si le travail est jugé insuffisant, une paire de claques peut retentir...
En juin 1869, les ouvrières ovalistes se révoltent et se mettent en grève. Du jamais vu dans l'histoire des femmes ! Peu à peu le mouvement s'étend, vite récupéré par des hommes qui, eux, savent lire et écrire...
Avec Il n'y aura pas de sang versé, Maryline Desbiolles n'écrit pas un roman historique de plus. "Le roman historique nous entrave, nous plombe littéralement", dit-elle. Alors elle imagine une course de relais comme il y en avait déjà dans l'Antiquité. Avec passage de témoin. Le lecteur comprend qu'il s'agit là d'une allégorie. Qui dit la transmission sans cesse recommencée des corps et des histoires, des désirs et des rêves, des visages et des paysages. Il ne faut pas les oublier. Le témoin ne doit pas tomber.
" Avec nos quatre relayeuses, nous chantons les yeux fermés. Elles nous conduisent vers la foule des femmes en grève, la foule des ovalistes, dans les deux mille, deux mille femmes au moins, deux mille ovalistes, deux mille femmes ovalistes, et pas pour s'y diluer, se fondre dans la foule comme on dit, jamais peut-être elles n'auront été autant elles-mêmes que ces jours et ces nuits-là, des mois de juin et juillet 1869, si être soi-même consiste à se mêler, à parler fort, à être d'accord, à ne pas être d'accord, à rire, consiste à marcher sans se presser dans la rue, au milieu des autres, à marcher dans la rue de nuit, à envahir les cafés, pas en famille, pas discrètement en tête-à-tête, mais en bande, à tenir table comme à tenir tête, à sortir des ateliers, des dortoirs, de soi, être soi-même en sortant de soi, consiste à éprouver ce que nous ignorons, une ferveur ? une joie ? la joie et la peur de trahir, les parents, les patrons ? un déchirement ? une rage ? un allant ? consiste à reconnaître pareils sentiments, à se reconnaître"
Et le texte se suspend comme se suspendent le temps et l'espoir, quand le souffle coupé embrase les désirs...
Avec Toia la Piémontaise arrivée à Lyon en diligence depuis son pays natal, avec Rosalie Plantevin séparée de son enfant, avec Marie Maurier venue de haute-Savoie, avec Clémence Blanc dont l'amie est morte en couches, Maryline Desbiolle nous offre des portraits de femmes qui touchent le lecteur au coeur, sans apitoiement misérabiliste. Et la sensibilité poétique de l'écriture se hasarde parfois du côté de l'ironie. "Clémence Blanc a de la chance, le garni où elle habite seule désormais est pourvu d'une fenêtre. Elle voit la rue et un peu de ciel. Le ciel n'est pas une voûte, pas une prière, mais une échappée."
La fin du roman touchera le lecteur au plus profond. Elle est aussi une échappée. L'échappée d'une "joie qui ne mourra jamais". Tant qu'il y aura des femmes et des hommes pour en passer le témoin.
Il n'y aura pas de sang versé de Maryline Desbiolles est publié aux éditions Sabine Wespieser. Il coûte 18 €.
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