Assurément, dans son salon ou dans sa baignoire à l'Opéra pour écouter la Berma, Oriane de Guermantes a beaucoup d'admirateurs. Une comtesse douairière dit qu'elle "est fine comme l'ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes". Puis elle ajoute : "et vous savez, comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de France".
Une telle hagiographie est forcément suspecte. Bien des encensements se retournent en perfidie, ne serait-ce que pour le plaisir d'un bon mot en bonne compagnie, pour choquer comme pour séduire. Je suis sensible à la beauté d'Oriane dont le jeune Marcel Proust s'enticha fort, au point de se trouver tous les matins sur le chemin de la voiture de l'insaisissable duchesse. J'aime qu'elle préfère l'esprit à l'intelligence et ses calembours sont de la meilleure veine. Elle s'adonne aussi avec succès à l'imitation des tics langagiers de telle ou tel, marquise délaissée ou général infatué, et l'on se gausse à qui mieux mieux entre les mets, parmi les plus raffinés du faubourg Saint-Germain, que sert son maître d'hôtel. Mais Oriane, qui se veut moderne, qui affecte des simplicités pour ne point paraître snob, est également une horrible conservatrice doublée d'une frivole. "En elle, l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés", cingle Proust. En musique, ni Beethoven ni Wagner n'ont totalement grâce à ses oreilles. En peinture, elle feint d'apprécier un peu l'Olympia de Manet et conclut que "sa place n'est peut-être pas tout à fait au Louvre". En littérature, elle concède quelque talent à Flaubert parce que, bien que bourgeois lui-même, il détestait la bourgeoisie. Et, bien évidemment, elle exècre Zola. La haute société aristocratique, antisémite, ne saurait lui pardonner d'avoir défendu Dreyfus. Oriane, pourtant, croit en son innocence, comme son neveu Saint-Loup, mais elle ne le dit pas, ce serait déroger à son rang, ce serait courir le risque de déplaire. En fait Oriane est une courtisane qui cède à toutes les postures de la vie mondaine et je la détesterais si elle n'était pas si belle. Du reste, après avoir intrigué tant et plus pour être admis dans son salon, Proust cesse rapidement de l'aimer, tout en la plaignant quelquefois d'être si éhontément trompée par son mari ignorant et souvent fat.
Extraits :
" Il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l'aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l'un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain à l'égard d'un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l'air de considérer, d'exercer l'affectation de l'humilité et de la patience, la feinte d'être l'un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu'à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spécial qu'il portait en lui, plus d'un fils de riche banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de peu..." (pages 83-84)
(Proust a raison. Même si les intérêts de la haute noblesse et ceux de la haute bourgeoisie convergeaient, même si leurs travers pouvaient s'équivaloir, le monde de la finance empestait prou le ruffian. Et c'est toujours vrai aujourd'hui. La bourgeoisie est vulgaire, infiniment vulgaire.)
*
- Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation.
- Oh ! ce n'est pas bien grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait aussi les insuccès électoraux des autres. Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
- Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria la princesse.
- Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul arrondissement où le pauvre général n'a jamais échoué." (Pages 690-691)
(Voilà bien un trait d'esprit, décoché comme un carreau, qui aurait séduit Jules Renard s'il avait pu le lire. La belle Oriane est féroce et l'ironie de Proust mord jusqu'au sang. Ou au ridicule. Voir le film éponyme de Patrice Leconte en 1996. )
Le côté de Guermantes est ici une édition de Thierry Laget et Brian G. Rogers sortie en 2020. Avec un appareil critique très conséquent. En Folio classique, 9, 20 €.
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