mercredi 9 août 2023

Dix jours avec Oriane de Guermantes, 2

 

"Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l'intervalle", observe Proust dans Le côté de Guermantes I. C'est peut-être là, dans cette notation lucide de l'empêchement, le meilleur biais pour comprendre les longs, très longs déplis de l'écriture proustienne.  Le chevauchement des durées historiques s'applique également à la saisie de l'instant. Qui contient l'instant d'avant avec la prescience de l'instant d'après. Et il y faut beaucoup de minutie pour essayer de réduire "l'intervalle" qui ne sera jamais comblé car la réalité n'est pas un jeu de puzzle où les espaces s'emboîteraient parfaitement avec les durées. Par exemple, observant une scène de la vie ordinaire dans la cour de l'hôtel de Guermantes, Proust retrouve dans la même souffle un souvenir de la vie provinciale à Combray tout en y superposant ce qu'il imagine de sa prochaine visite à Oriane dans sa baignoire de l'Opéra. L'auteur de La Recherche, peut-être, se préoccupe davantage de vérité que de réalité, en fouillant jusqu'à l'obsession le réseau des concordances, les entrelacs des correspondances.

Les pages de l'auteur sur le monde du son qui bouscule le monde du sommeil sont à ce propos éloquentes et subjuguent le lecteur qui doit s'accrocher à leur flux tumultueux :

" J'entendais le tic-tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic-tac changeait de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la montre sur la table. Alors j'entendis le tic-tac en un lieu fixe d'où il ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là ; je ne l'y entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite tomber dans sa corbeille ; n'entende pas non plus le passage des tramways, dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grand-place de Doncières. Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ; affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zéphyr. On fait des réussites avec des cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées, qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au devant de notre désir de jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous."

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