L'histoire avec sa grande Hache n'en finira jamais de démontrer que la capacité de l'homme à se soumettre à n'importe quelle autorité est infinie et que son obéissance peut devenir une jouissance. Y compris dans ses rêves les plus noirs.
Sylvain Dammertal vit seul avec sa mère qui le persécute depuis l'enfance. Il n'a pas connu son père, parti un jour sans rien dire dans les profondeurs de la forêt où il était bûcheron.
Les violences infligées au fils traversent le roman de Laurent Margantin et particulièrement la première partie intitulée La mère. Celle-ci a des griffes* et sa langue n'est pas moins acérée. Les blessures du corps et de l'esprit se fondent en une douleur impuissante à faire la part du réel dans la submersion du cauchemar.
D'autant qu'un autre mal envahit et ronge la ville dans ses dédales les plus obscurs : les chiens. Les journaux parlent de meutes et de hordes qui effraient la population essentiellement composée de vieux. Mais "d'où venaient-ils exactement, comptaient-ils rester, en viendrait-il d'autres et qu'allait-on faire contre eux ?" La colère gronde. Les habitants protestent devant le Conseil. Les chiens empestent la merde et la pourriture. Affamés, ils sont de plus en plus agressifs, dévastent les maisons, les jardins et même les caves fermées à clé, surtout dans les banlieues. Puis la sentence tombe : "Ces chiens, il faut les liquider."
Sylvain, comme son ami Ivan, se tient à l'écart de la fureur. Il se demande [à quelle catastrophe les chiens ont pu échapper]. Il imagine un pays en guerre, une ville détruite, les soldats n'épargnant personne. Les chiens ont dû fuir. Et pourtant il travaille au chenil (deuxième partie du livre) sous la direction du mystérieux Krumm chargé de la "gestion de l'errance animale", bureau rattaché directement au "service des déchets". Le lecteur ne manquera pas de faire un rapprochement avec un certain Klamm, célèbre personnage de Kafka tout aussi étrange. De même, la stricte division des tâches et leur dénomination euphémisée afin de les rendre supportables lui rappellera une organisation qui hante encore aujourd'hui la mémoire des anciens...
Le chenil de Laurent Margantin peut donc être lu comme une fiction politique à la fois transparente et opaque. Sans mauvais jeu de mots, l'extermination des chiens est sur les rails et, même si comparaison n'est pas raison, difficile de ne pas imaginer comment pourraient être traités les actuels flux migratoires (comme on dit...) s'ils venaient à se multiplier aux frontières de l'Europe. Le pouvoir qui procède à la mise en oeuvre n'est en revanche jamais clairement défini. Quel est vraiment ce Conseil dont on ne connaît pas l'émanation ? Qui le dirige ? A qui s'adressent ses nombreux informateurs ? Que penser enfin de la Conseillère dont on ignore le nom ? Son bureau se trouve-t-il dans la galerie souterraine d'une colonie pénitentiaire** ? Son corps est-il à ce point monstrueux ou Sylvain se laisse-t-il déborder par ses chimères ?
Le roman les ressasse au-delà de l'obsession, entre hoquets suffoqués et logorrhées dont les mots empêchés laissent deviner les empêchements du corps. Sylvain est un déchet comme les chiens sont des déchets dans la grande machine à broyer le vivant. Il n'a plus de visage mais une gueule. Il ne renifle plus mais flaire. Il n'a plus le moindre mot à cabrer contre l'oppression. Il accepte ses bourreaux, la mère, la mère, toujours la mère qui complote avec le Conseil, et l'abject Jaspers au chenil. Un seul désir subsiste en lui, comme un lumignon vacillant : grappiller çà et là quelques instants de paix insécure, voler un peu de sommeil dans une cage du chenil ou dans sa chambre, pour reconstituer sa force de travail.
Puis, à la fin du livre, une éclaircie, presque un espoir, grâce à une rencontre inattendue, alors que et que, mais taisons-nous, un voile se lève, fragile, si fragile...
Au petit jeu des appariements littéraires, on peut penser aux romans noirs de Thierry Jonquet (La Bête et la Belle, Mygale) et, en ce qui concerne l'écriture du ressassement au roman de Michèle Desbordes, Le commandement, qui évoque aussi le lien obsessionnel entre un fils et sa mère.
Extrait :
Le soir à mon retour j'aménageais comme je pouvais la cave pour pouvoir y dormir plus confortablement, alignant et entassant plusieurs pneus usagés d'anciennes voitures qu'avait possédées le père et qui avaient toutes disparu, pourquoi la mère avait-elle gardé ces vieux pneus je l'ignorais en tout cas ils m'étaient utiles à présent et même si ça ne faisait pas un lit très confortable avec ces creux entre lesquels je devais me lover c'était toujours mieux que les escaliers ou le sol bétonné, les nuits suivant le bannissement de ma chambre je veillais quelques heures rêvant à nouveau du chenil et de ma future exécution attendant les dobermans qui ne venaient pas, mais vers le matin j'arrivais à dormir quelques heures savourant même ma nouvelle tranquillité dans cette cave où je n'entendais plus la mère claquer ses volets et gueuler contre les chiens qui circulaient dans la rue, toujours plus nombreux.
Le chenil de Laurent Margantin est publié aux éditions Tarmac et coûte 20 €.
* Clin d'oeil à Kafka
** Re clin d'oeil au même
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire