L'enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme évoque la quête de Simon qui part sur les traces d'un certain M. né en 1946 près du lac de Constance. La tâche est d'autant plus ardue qu'elle relève d'un secret de famille, sans cesse tricoté, détricoté, retricoté, comme le fil d'une bobine qui craque dans la boîte noire des fantasmes. Et du silence.
Pendant l'après-guerre en Allemagne, 400 000 enfants sont conçus par les soldats alliés des forces d'occupation. Malusci, grand-père de Simon et récemment décédé, est hébergé dans la ferme de Liselotte. Ou ailleurs. Mais il faut bien imaginer un décor pour donner une consistance au personnage et inventer la scène inaugurale qui aboutira à la naissance de M. Simon demande à sa grand-mère Imma de lui fournir quelques éléments et, aussitôt, la presque centenaire qui joue encore merveilleusement Ravel et Debussy au piano, si fragile, si douce, si affectueuse, se cabre :
"Je t'interdis d'aller le voir tu m'entends. Je ne veux plus qu'on salisse la vie de mon mari tu m'entends. Si tu t'obstines je te bannis Simon c'est compris. Je te bannis tu m'entends."
De telles paroles suffoquées résonnent comme "une sorte de voix immémoriale, la voix du clan, la voix de la famille, la voix de notre famille à supposer que quelque chose de tel ait jamais existé, avec ce que cela signifiait d'unité, de cohésion, d'entente tant bien que mal maintenue malgré les heurts".
Sidéré par la violence d'Imma, Simon se tourne vers sa mère et c'est encore un refus catégorique. Elle ne veut rien savoir de ce M. qui est pourtant son frère. Il faut voir ailleurs. Il y a toujours, dans les familles, quelqu'un qui en sait plus long que les autres. Grâce à des renseignements fournis par Franz ou l'oncle Louis et avec l'aide d'Internet, Simon progresse enfin, procède à des reconstitutions dignes d'un détective. Le 5 décembre 1944, Malusci se trouvait "sur les pentes des Vosges, immobilisé en contrebas du col du Hundsruck, forcé d'essuyer...une des pires contre-offensives allemandes depuis des mois".
Et. L'Allemagne n'est pas si loin en voiture. Les enfants de Simon sont ravis de participer à l'aventure. Un cygne glisse lentement sur le lac où Malusci et l'Allemande se sont promenés. Mais les ricochets sur l'eau font des faux bonds comme la mémoire en fait, sans qu'on s'en aperçoive. Il y a erreur sur la personne. Toute l'enquête est à reprendre. Simon, heureusement, est tenace. Il y aura d'autres révélations et le lecteur sera ému. Forcément ému.
L'enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme nous séduit également par la touchante simplicité de son narrateur. Le couple qu'il formait avec Anne vient de se séparer d'un commun accord. Reste la tendresse qui panse un peu la blessure. Les mains se touchent encore, se caressent. Et Simon est un bon père. Quand il a la garde des enfants, il joue au poker avec eux, avec des allumettes et des crayons de couleur, un crayon valant dix allumettes. Un soir de Noël, la famille se réunit autour d'un sapin et Simon se moque de lui-même : "j'avais toujours cru malin de haïr les sapins, mais cet hiver-là je les ai vus ravis de décorer le petit arbre, j'ai senti qu'ils étaient fiers, qu'ils le trouvaient beau". Un père idéal en somme. Ce que n'a pas été Malusci. Et pourtant, une fois, au coeur de la nuit, devant la maison éclairée par les phares d'une berline allemande, une occasion s'est présentée à lui, qu'il n'a pas su ou pu saisir. Mystère absolu de l'humain en ses replis les plus enfouis. Et c'est lui qui tient Simon tout au long du livre, avec ces questions qu'on se pose d'autant plus qu'on les devine sans réponses : "Obligé de me le demander pour de bon à la fin. Pourquoi je veux remuer tout ça c'est vrai. Pourquoi je veux tellement rencontrer ce M. Qu'ai-je l'impression qu'il me dira."
Extrait :
Naître bâtard c'était gagner du temps, mûrir à vitesse accélérée, apprendre à composer dès les premiers pas avec le boitement inévitable de la vie. C'était grandir plus courageux, plus honnête avec soi-même et avec la vie, tout simplement plus vrai. N'était-ce pas ce que l'on disait des chiens bâtards : qu'ils étaient beaucoup plus intelligents que tous les chiens de race. Que pour eux la débrouille était question de survie.
Je me suis demandé ce qui expliquait que je sois du côté de M. Ce qui pouvait bien faire que depuis le début je me sente son complice. Je me suis vu dans ma solitude nouvelle, face au vertige de n'avoir plus personne à qui m'adosser, attiré par cet esseulé majuscule, ce délaissé qui avait connu l'abandon le vrai. Je me suis demandé quelle vérité j'espérais qu'il me dise. J'ai songé à mon métier d'écrire. J'ai pensé que comme M je faisais partie des êtres qui avaient un problème avec le monde, n'arrivaient pas à s'en contenter tel quel, devaient pour se le rendre habitable le triturer, le rêver autre. J'ai pensé que j'étais le frère de M. dans l'ordre des condamnés au remodelage, à la fiction. Son frère dans l'ordre des intranquilles, des insatiables, des boiteux.
Le lecteur sera également sensible au style du roman où de longs flux parfois non ponctués, avec des retours à la ligne qu'on imagine comme des brisures, se maillent à des observations infra-ordinaires, notamment en ce qui concerne la vie des enfants et leur lexique ultra-contemporain. "Wesh l'angoisse a dit Tom."
L'enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme est publié aux éditions de Minuit. Il coûte 20 €.
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