lundi 18 décembre 2023

George R. Stewart, La Terre demeure

Isherwood Williams, Ish en abrégé, prépare une thèse sur L'Ecologie de la région de Black Creek aux Etats-Unis. Il vit depuis quinze jours dans une cabane isolée au sommet de la montagne. Il entend régulièrement des voitures de pêcheurs qui gravissent la côte. Puis, soudain, plus rien. Alors qu'il procède à des relevés géologiques, il se fait piquer à la main par un serpent. Une forte fièvre le terrasse. Son sang circule mal et la douleur grandit. La pompe aspirante de sa trousse de secours n'a probablement pas extrait tout le venin... 

Ish regrette de ne pas avoir emporté un poste de radio. Un nouveau Pearl Harbour aurait pu avoir lieu sans qu'il s'en soit douté. D'ailleurs, il ne devine plus la présence des touristes qui campent habituellement en contrebas et c'est bizarre. Qu'importe ! Il a des vivres et de l'eau en suffisance.

Un soir, il se réveille brusquement. Deux individus costumés comme s'ils sortaient d'un gala viennent d'ouvrir sa cabane ; ils vont le sauver. Mais dès qu'il annonce qu'il est malade, ils s'enfuient à toutes jambes et leur voiture démarre en trombe.

Il se passe vraiment quelque chose. Le lendemain, stupéfait de ne plus ressentir la moindre douleur, il se rend au ranch le plus proche et une autre surprise l'attend : tous les habitants ont disparu. Et c'est pareil à la centrale électrique de Black Creek. Et c'est pareil partout. Dans les magasins, les restaurants, les hôtels, les banques... Les seuls humains visibles sont des cadavres mais de quoi sont-ils morts ? Combien y a-t-il de survivants ?

Lentement, la vérité apparaît, corroborée par la lecture d'un journal dont la pagination s'est réduite à une feuille de chou. Un virus a décimé la population des Etats-Unis, à la campagne comme à la ville, il n'y a plus de gouvernement et tous les animaux, domestiques ou sauvages, solitaires ou en meutes, se réapproprient le territoire national. Bientôt, les végétaux feront de même.

Une nouvelle vie commence, presque confortable. Les maisons vides offrent le gîte et le couvert. L'électricité, le gaz, l'eau fonctionnent normalement. L'argent n'ayant plus aucune valeur, tout est gratuit, il n'y a qu'à se servir. Ish, universitaire rompu au discours de la méthode, résiste à l'effroi et retourne dans la maison de ses parents eux aussi disparus. Le berceau de l'enfance est l'endroit idéal pour alléger la peine et envisager l'avenir. A court terme et à moyen terme. Rationnellement. Ish postule que les survivants sont assez nombreux pour constituer des petits groupements qui sauront organiser et réglementer la vie commune. La civilisation n'est peut-être pas morte. La régression des savoirs et des savoir-faire n'est peut-être pas inéluctable. La raison matérielle triomphera peut-être des dérives apocalyptiques engendrées par l'épouvante. Avec la volonté partagée d'agir pour le plus grand bien commun y compris dans sa dimension symbolique. Avec, et ce n'est pas le moindre, la nécessité de se protéger des mauvais penchants de l'homme...

Ish a du pain sur la planche. Sa rencontre avec Em et leur désir d'engendrer le futur lui en donne encore plus. Mais y aura-t-il encore dans vingt ans  des boulangers pour cuire le pain, des menuisiers pour débiter des planches ? Que deviendra le monde quand les derniers rescapés de la catastrophe auront disparu ? Quelles valeurs morales y présideront ?

La Terre demeure de George R. Stewart, publié en 1949, sonne et résonne jusqu'au vertige à l'oreille du lecteur de 2023 qui a connu les confinements dus au coronavirus. L'humanité est un colosse au pied d'argile malgré ses technologies de plus en plus performantes. L'intelligence, théorique et pratique, émotionnelle et relationnelle s'enlise dans les bourbiers du quotidien. Cependant que la planète, si tourmentée soit-elle en son retour inexorable à l'état sauvage, tient bon le cap sans tenir ni la vague ni le vent. De nombreux passages en italique, souvent sur le ton du conte, de l'allégorie, remettent en perspective son histoire géologique, climatique, biologique, anthropologique et mythologique.  Comme un condensé qui logerait dans une bouteille jetée à la mer. Comme un témoignage offert aux soubresauts du hasard. En espérant que quelqu'un le trouvera... et saura le lire...

Extraits :

Une clôture est une réalité et c'est en même temps un symbole. Entre les troupeaux et les récoltes, la clôture s'élevait comme un fait ; mais entre le seigle et l'avoine, ce n'était qu'un symbole, car, du seigle et de l'avoine, aucun ne dévorerait l'autre. A cause des clôtures, la terre était morcelée en tronçons et en lopins. Le pâturage, brusquement arrêté par la clôture, faisait place au champ labouré ; de l'autre côté du champ, le long de la clôture, courait la grand-route et, après la grand-route, venait le verger, puis une autre clôture qui protégeait les pelouses et la maison, et encore une autre autour de la basse-cour. Une fois toutes les clôtures abattues - réelles ou symboliques - il n'y a plus ni tronçons ni lopins de terre, ni changements brusques, mais d'imprécises ondulations où les couleurs s'estompent, où fleurs et plantes se confondent comme au commencement des siècles. 

*

Les hommes avaient construit des routes, des égouts, des digues, bien d'autres obstacles encore qui s'opposaient au cours naturel de l'eau. Pour durer et accomplir leurs fonctions, ces travaux avaient besoin des hommes pour la réparation et la surveillance des milliers de petites fissures et d'endroits bouchés qui se produisaient à chaque changement de temps. En deux minutes Ish aurait déblayé les feuilles mortes et débouché le tuyau, mais il n'en voyait pas la nécessité. Des milliers, des millions de tuyaux étaient engorgés de même. Routes, égouts et digues avaient été construits pour l'usage de l'homme ; l'homme disparu, ils n'avaient plus d'utilité.

*

L'histoire se répète, pensa-t-il, mais toujours avec des variantes. Oui, il avait eu raison de faire des rapprochements avec le passé. Les répétitions n'étaient pas celles d'un enfant obtus qui récite d'un bout à l'autre sa table de multiplication. L'histoire, en artiste, garde l'idée, mais change les détails comme un compositeur qui varie le même thème, le murmure en mineur, le monte d'une octave, le fait gémir sur les violons, ou lui donne l'accent éclatant des trompettes.

*

Entre le rêve et sa réalisation s'interpose le hasard. La syncope arrête le coeur, le couteau étincelle, le cheval trébuche, le cancer ronge la chair, des ennemis plus subtils encore, sournoisement, attaquent... Alors, assis autour du feu à l'entrée de la caverne, ils se demandent : "Qu'allons-nous faire ? Il n'est plus là pour nous guider ?" Ou, tandis que la grande cloche sonne le glas, ils se rassemblent dans la cour et chuchotent : "Cela n'aurait pas dû arriver. Qui va maintenant nous donner des conseils ?" Ou ils se rencontrent au coin de la rue et soupirent tristement : "Pourquoi cela ? Personne n'est digne de prendre sa place." Tout au long de l'histoire cette plainte retentit : "Si le jeune roi n'avait pas été atteint de cette maladie... Si le prince avait vécu... Si le général ne s'était pas exposé si témérairement... Si le président ne s'était pas surmené..." Entre le rêve et sa réalisation, toujours la frêle barrière humaine...

La Terre demeure de George R. Stewart s'apparente à la science-fiction mais, sans dénigrer le genre qui recèle bien des trésors, voilà un roman à portée universelle, digne des plus grands livres du vingtième siècle. Célèbre aux Etats-Unis, il est en France trop méconnu. A découvrir donc, et à partager sans modération. Disponible en Folio.

 

2 commentaires:

  1. J'ai eu du mal à apprécier Ish, ce personnage qui réfléchit tout le temps, mais dont la réflexion n'est pas souvent constructive. Par contre, son amour pour Em, et la force qu'il en retire, est un très bel hommage à la femme, ainsi qu'une critique du racisme. Le ton est un peu compasse tout au long du roman, mais la mort du héros est un des plus beaux passages, une sorte d'illumination apaisante. J'ai trouvé ce livre très américain, évidemment, et ai dû suivre le parcours du héros d'ouest en est avec une carte des USA, pour bien situer ce que j'avoue mal connaître. Merci pour ce conseil de lecture qui invite à une réflexion sur notre mondialisation e, nos attentes, nos objectifs, nos faillites inhérentes à notre nature humaine.

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