Matthieu Lorin, qui ne manque pas d'humour, se présente comme un bricoleur du dimanche le samedi. Dans son recueil de proses à la fois poétiques et philosophiques, Un corps qu'on dépeuple, l'auteur étend le samedi à sa vie entière. Depuis sa naissance et même avant. Il utilise la scie, le papier abrasif, le marteau, le scalpel pour "détacher la peau en suivant les pointillés", le couteau à [ouvrir le secret des visages], des cales de bois, des clous tordus, du fil de fer et bien d'autres ustensiles.
Le bricoleur de l'existant dans l'existence, du corps parmi les corps, ignore davantage qu'il ne sait. Il se livre à des expériences immersives au coeur de la chair et de la langue avec des outils dont la maîtrise laisse à désirer...
...mais maîtrise-t-on jamais tout à fait le désir quand la mémoire foutraque n'en finit pas de traquer ?
En exergue, Matthieu Lorin cite Blaise Cendrars : "On a beau ne pas vouloir parler de soi-même, il faut parfois crier." Crier la naissance forcément traumatique. Crier comme la première "bête traquée" du monde "qui se souvient du crépuscule ou des saillies à la lueur de verres éventrées". Puis, tel Spinoza polissant l'opaque jusqu'à l'obsession en son exil amsterdamois, Matthieu Lorin remet à nu les souvenirs de son enfance sans cesse rapetassée.
Mais l'âge adulte va de guingois tout pareil. Le monde est trop envahissant. Les fleuves débordent et "les falaises trébuchent". La charpente du corps infesté de parasites résiste mal. Les viscères gangrénés par d'indicibles humeurs conduisent le poète au bord du précipice.
Et cependant, le sursaut, la révolte. "Nouveau siècle. Je fais place nette, vide la maison comme une peau, une table ou une pensée. J'accrocherai os et désespoirs sur le porte-manteau d'un autre palier", écrit Matthieu Lorin. Avec le secours des mots. Dont la grammaire épaisse n'est pas plus sûre que celle des corps. Les lettres manquent parfois au fond de la gorge et c'est un vide assourdissant. Celui d'un héritage sans appartenance possible.
Reste alors le ciel avec ses ratures, les croyances qu'on lui accorde, la morale dont on l'épingle. Les "dieux qui se lèvent ont le goût du dégât", "la morale tourne...comme la chance, un ralenti ou une sauce." Vaste chantier donc, de l'intime et de l'extime. Le poète bricoleur est lucide. On ne déplace pas l'horizon aussi facilement. On n'élimine pas les misères d'un simple trait de plume.
Dépeupler le corps des représentations qui l'empêchent puis le repeupler est un menuisage de longue patience, un jardinage profond dans les racines. Il faut [tout arracher, établir une friche où étendre les idées nouvelles]. "Il faut...travailler les organes à la dérive qui subissent des décisions aussi mauvaises que mon humeur."
Et le poète de changer ses humeurs noires en humour jaune dans ses lettres en italique adressées à des importuns : une maîtresse d'école, un patron ou une patronne pour une embauche. Avec cette formule grinçante qui sauve son auteur de la déroute : "voilà pourquoi je propose d'abandonner mon corps durant vos huit heures réglementaires".
Au jeu toujours exaltant des appariements littéraires, on peut citer Jean-Baptiste Pedini, dans son recueil Le ciel déposé là notamment, où il "débite un stère de ciel, une sciure jaune se répand". Ou Thomas Vinau dans Bleu de travail, déclarant "Je fais ce que je peux. Avec mes silences et le reste...Avec mes cris d'enfant qui ne débordent plus."
Né en 1981 avec la prescience aiguë de l'obsolescence du siècle à venir, Matthieu Lorin est un poète du peu, du humble, loin du tintouin lyrique des grâces mal placées, et tout près en revanche de cette question philosophique élémentaire : C'est quoi ce foutu corps qu'on m'a donné et quels sont les outils pour m'en accommoder ?
Extraits :
Plus tard, il y aura ces gestes qui couperont un paysage, une parole ou un appétit. Qui feront de ma langue un mauvais bois, dont les noeuds craqueront sous les souvenirs.
*
Il y a des fatigues cachées au fond du gobelet, l'affiche d'une entreprise décolorée et des souvenirs à archiver. Douze minutes à s'échanger des leurres, des vestes qui se retournent ou des histoires croulantes comme de mauvaises tuiles.
Et jamais personne pour reconnaître l'arbre à abattre avant la croix tracée dessus.
Un corps qu'on dépeuple de Matthieu Lorin est publié aux éditions Exopotamie avec une illustration de Sébastien Montag. Il coûte 15 €.
Les poètes Jean-Baptiste Pedini et Thomas Vinau sont également chroniqués sur ce blog.
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