Les lointains de Jean-Christophe Belleveaux disent les terres perdues au bord des mers. De Bo Phut en Thaïlande où l'orage gronde sur les vagues à Puerto Barrios au Guatemala dont [les ornières sans réverbères] empestent la pisse et le poisson. L'auteur voyageur n'est pas un poète de carte postale, de beautés fallacieuses exhibées sur Instagram. Le froid qui pèse sur Istanbul et encrasse les poumons de l'arpenteur jusqu'au bout des fatigues ne supporterait pas les paillettes pixelisées. Mais les lointains y compris géographiques constituent-ils un éloignement de soi ? Danièle Sallenave écrit dans Passages de l'Est : "Les voyages ne devraient être que cela : non pas rendre familier ce qui est étranger, mais apprendre à maintenir étranger le familier le plus quotidien." Une table par exemple. En dix-neuf prises rapides, Jean-Christophe Belleveaux tente d'en épuiser l'objet et le lieu. "Je grignote des morceaux de son existence / à la répéter / je l'affirme la supprime". La matière de la chaise est aussi fragile que son environnement malgré sa "présence incontestable". Comment saisir au plus près des mots les mouvements tout autour ? Qu'est-ce qui demeure ? Qu'est-ce qui disparaît des formes, des couleurs et des bruits ? Et qu'en est-il du soi si le carnet de l'auteur est un "puits...où sombrent les questions" ?
Les lointains sont aussi bien dedans que dehors, sans aucune ligne de partage qui assurerait un équilibre. Dès le troisième texte du recueil, écrit en écoutant Steve Lacy et en buvant un Pauillac 1991 (excellent choix), l'auteur s'étonne de sa jeunesse observée de si loin alors que sa main tremble dans son corps en tenant le stylo. Et cet étonnement, qu'il faudrait féconder pour aller plus avant dans la quête du mystère d'être, ralentit la marche qui titube.
La mémoire elle-même ne tient pas bien debout. Dans une longue et poignante prose intitulée 1958, Jean-Christophe Belleveaux évoque l'année de sa naissance. L'usine où sa mère retournera dès que l'enfant aura paru, s'il paraît. Les deux mille mètres carrés du jardin potager du père avec ses maigres rangs de vigne pour la piquette annuelle. Et, de l'autre côté de l'océan, les combats acharnés d'un certain Ernest Guevara de la Serna dans l'espoir d'un monde meilleur. L'attente qui étreint le souffle des mots cependant que, "dans un fracas de silence", un cheval s'effondre sur le flanc. Ces commencements et ces fins-là, leur histoire impossible à assembler, puisque de tout ça on n'en sait pas plus que les oiseaux.
Autre belle prose, parmi d'autres, que cette salle des pas perdus. Elle ne fait pas davantage histoire. Souvent heurtée, quasiment suffocante, elle [déraille et s'essaie à dire]. Dans le flou des fragments entrevus. Un bout de champ labouré sous un bout de ciel la nuit. Quelques instants de guitare en bord de Loire, mais empuantis par "des odeurs de graillons", mais hantés par la traversée de "soldats lourdement armés". Et le poète, empêché dans sa langue et dans son corps, prisonnier de l'étau des origines et des fins, imagine sa révolte : "crever l'écran de la télé...arracher les pages des livres...laisser le froid prendre les membres...". Avant de marcher à reculons, avec les épaules qui tombent. L'embarquement pour Le septième continent de Michael Haneke, qui met en scène la mort minutieusement programmée de toute une famille, n'aura pas lieu, car, au fond, De quoi s'agit-il ?
Ce ne sont partout que "guenilles de géographie, morceaux de l'être, éparpillements". Sur les rives du fleuve Sénégal comme sur celles de la Loire. Et Jean-Christophe Belleveaux de citer Nietzsche : "Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu puisque nous croyons encore à la grammaire." La langue est un corps décomposé dans le vestibule de la mort, unique certitude de l'homme. Et l'auteur de revisiter le cénotaphe dans sa tête : Franck Zappa est mort, Gilles Deleuze est mort, Emma Bovary est morte, Lady Diana, Marguerite Duras... L'oncle Denis est mort aussi, et aussi "le fils aîné du voisin italien, mort d'une décharge de fusil en pleine tête".
Extraits :
La Muerte del Angel - Astor Piazzola + Premières côtes de Blaye
sapidité de l'apaisement - le vieux château d'eau propose sa sagesse : une absence de révolte contre l'érosion
la pierre s'effritait déjà quand, enfant, j'y écorchais mes mains
le chemin, qu'aucun cantonnier n'entretient plus, s'étouffe sous la ronce qui déborde - lui aussi laisse faire
j'y mènerai mon fils, dans l'espoir et la crainte qu'il lâche ma main pour aller courir jusqu'en haut de la côte,
dans le désir qui fait battre le coeur : voir ce qu'il y a plus loin
*
Y a-t-il dans la langue une région quiète, un rivage où s'étendre, le souffle délivré, le corps à l'air accordé
*
table (2)
têtue
malgré l'agacement des hirondelles
enracinée
comme en attente du tard
*
table (16)
la dirais-je octogonale
que j'en aurais cerné l'être ?
et ce pépin de tomate
oublié par l'éponge !
*
Dans le trou sans fin de l'après-midi, j'épelle la peur, dans le trou qui ne commence ni ne finit, les mots font rempart, raclement d'une pelle qui remue le ciment, un coq, des voix, ça continue
La poésie de Jean-Christophe Belleveaux est complexe dans ses dits comme dans ses non-dits. Ses incursions dans le domaine de la phénoménologie ne se laissent pas apprivoiser facilement. Il faut la lire et la relire pour entendre l'écho universel qui vibre dans les fibres de chacun de nous. Les lointains est un recueil que le lecteur continue d'écrire après qu'il l'a refermé. Il est publié aux éditions Faï fioc et coûte 11 €.
Chez le même éditeur et chroniqué sur ce blog, Territoires approximatifs.
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