Rappelons-le dans ce deuxième article, Vladimir Jankélévitch est le philosophe de l'instant sans cesse à féconder. Au service de l'action. De l'engagement. Avec la volonté de l'efficacité. Loin des engagés "en peau de lapin" comme on en voit partout de nos jours à la tribune et sur les plateaux de télévision.
A ce titre, le philosophe condamne fermement l'ennui qui n'est selon lui, que langueur et faiblesse coupable, alors qu'il y tant à agir ici et maintenant.
" Je trouve que tuer le temps a un goût amer. Et lorsque vous l'avez tué comme ça pendant une heure vous en sortez diminué, avachi, rétréci, ayant un peu honte de vous."
" Le danger, et la société dans laquelle nous vivons en profite d'ailleurs : elle sait que l'homme miséreux, atrophié s'adapte à l'ennui. Il faut l'éduquer pour lui montrer que c'est indigne de lui."
Commentaire de Cynthia Fleury :
L'ennui est peut-être pour Jankélévitch un problème métaphysique aux prises avec le vide inaugural et engendre une fatigue d'être soi "devant le devenir qui semble immobile, déjà tracé". Il est également une défaillance morale "alors que le monde est en peine, qu'il y a tant à faire, à transformer".
Venons-en maintenant au concept de courage en gardant à l'esprit le passé du philosophe, clandestin et résistant. Il n'y a pas de "je" sans courage. Seulement un "on" dépourvu de toute substance fondatrice et de volonté au service du devoir agissant.
" Peu importe que la chose soit faite, si c'est par un autre ; peu importe que la mission soit remplie, si j'ai manqué à mon devoir, si ce n'est pas moi qui ai accompli cette tâche."
Commentaire de Cynthia Fleury :
"On ne conjugue pas le courage au passé. C'est toujours du présent, séance tenante, et ensuite on retourne à sa modestie et à sa vigilance. Voilà pourquoi sans doute le courage manque de séduction pour la modernité qui aime la rentabilité, le retour sur investissement, la rente... Le courage ne donne droit à rien. Ou plutôt à ce presque-rien, le sujet, si intangible et si précieux, parce qu'il sauve l'âme de chacun d'entre nous lorsqu'il a lieu, parce qu'il sauve - ce que les Grecs appelaient - la Cité. C'est parce que les individus assument leur caractère irremplaçable qu'ils édifient cette Cité où la fuite de la morale s'arrête enfin."
Abordons enfin la question du malentendu qui concerne aussi bien la petite histoire de chacun que la grande pour tous avec ses haches à tailler à vif dans l'humain. Modeste et lucide, Jankélévitch ne le condamne pas s'il échappe aux fausses postures morales et ne relève que d'un défaut d'interprétation dont on peut élucider les biais.
"Après tout, c'est l'action en général qui a besoin des approximations pour aboutir à quelque chose, et qui, sans les approximations, n'aboutirait à rien ; c'est ainsi qu'elle s'adapte aux circonstances... Quelques malentendus par-ci, un peu d'approximation par-là, quelques gouttes d'ambivalence, beaucoup d'amour et de bonne volonté - et tant bien que mal (plutôt mal que bien), et vaille que vaille, l'inviable se fait viable et l'impossible s'avère possible !"
Commentaire de Cynthia Fleury :
"Cette interrogation sur le malentendu est typique de la difficulté des rapports humains dans la mesure où tout peut reposer sur un malentendu, une affaire de pure interprétation, avec des conséquences hautement gravissimes, l'acte de naissance de ce concept, à savoir les années 40 et la guerre, nous le rappelant abondamment... Il y a au moins deux grandes catégories de malentendus, celle où la dupe est "de bonne foi", et qui aura tendance à vouloir le dissiper, et celle où la dupe "fait plus ou moins exprès de marcher" et aura tendance à vouloir l'entretenir, voire à le renforcer."
"Si la morale est réellement morale, elle peut dans un premier temps tout craindre des malentendus, mais dans un deuxième, au contraire, les accueillir car ils ne feront que prouver son authenticité. A l'inverse, aucune fausse morale ne résistera aux malentendus qui serviront très efficacement de prétextes et d'alibis fallacieux pour se dédouaner d'une responsabilité ou d'un engagement."
Mon commentaire de lecteur :
Au sujet de l'ennui, je me sens plus proche des poètes romantiques et symbolistes du dix-neuvième siècle. L'ennui n'équivaut pas à tuer le temps mais à laisser son esprit ouvert à tous les vagabondages. Certains peuvent s'avérer féconds et même créateurs dans tous les domaines de la connaissance. De même, je ne crois pas que les organisations sociales éduquent les citoyens à ne pas s'ennuyer. L'éducation au sens noble du terme élève l'humain. Les dispositifs pour qu'il ne s'ennuie pas le rabaissent. Via le sport, la télé-poubelle, les jeux à gratter, etc. Et cela justement parce que l'ennui pourrait conduire à la réflexion, à la contestation. La récente crise sanitaire avec ses confinements illustre mon propos. Bien des gens, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, qui se sont ennuyés, ont commencé à esquisser le bilan de leur vie au travail et se sont dit : "C'est absurde, j'en ai marre, je vais faire autre chose."
J'apprécie davantage la réflexion du philosophe sur le courage. Ce mot est aujourd'hui galvaudé. La moindre prise de position dans une tribune est considérée comme courageuse. Pour autant, il ne s'agit pas d'ériger le courage en valeur suprême, sur un piédestal. S'il est extraordinaire en temps de guerre car il se confronte à la possibilité de la mort, il reste totalement ordinaire en temps de paix. Je pense au courage de ceux que Pierre Sansot appelle "les gens de peu". Le petit artisan, le petit fonctionnaire, le bénévole d'une association, le retraité qui consacre un peu de son temps à autrui. Avec des gestes simples. Et c'est ainsi que la Cité résiste. Romain Rolland disait : "Un héros, c'est quelqu'un qui fait ce qu'il peut". Sans hypertrophie qui ampoule les postures et la langue.
Pour terminer, je suis très sensible à ce que Jankélévitch dit du malentendu. La vérité pure n'existe pas. La pureté comporte toujours quelques grains de sable qui l'altèrent. Se revendiquer de la vérité et de la pureté absolues est une voie dangereuse, totalitaire. Le malentendu existe partout, dans la vie intime comme dans la vie sociale. Il crée des zones d'ombres où le sujet peut se ressaisir, en pensée comme en action. Des interstices où le je-ne-sais-quoi devient, fragilement, un je-sais-quelque-chose.
En fait, Vladimir Jankélévitch est autant un penseur pragmatique qu'un métaphysicien. On pourrait le croire austère, voire rigoriste. Ce n'est pas le cas. Nous le verrons dans un dernier article.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire