Philosophe de la vérité et du mensonge, du pur et de l'impur dans toutes leurs nuances et leur flou, Vladimir Jankélévitch s'est aussi penché sur l'amour, cet instant qui dure longtemps ou pas. Selon que la foudre enchante ou dévaste.
"Empiriquement on aime les autres toujours d'un amour impur pour d'autres raisons que le fait que c'est eux et pourtant ça ne nous est pas défendu de penser que cet amour limite existe. D'ailleurs quand Montaigne en parlant de son amitié avec La Boétie, l'idée qu'il l'aimait "parce que c'était lui, parce que c'était moi" et quand un amant répond "pourquoi l'aimez-vous cette femme ?" les autres sont insensibles à sa beauté, ou à son charme, mais lui il l'aime. Il l'aime et elle l'aime. Alors il répond "parce que c'est elle, parce que c'est moi".
"Si l'amour de Dieu nous sert à ne pas aimer les hommes, alors aimons plutôt le diable ! Il n'est pas question d'aimer ses semblables à travers Dieu comme à travers un vitrail, ni d'admettre une philanthropie glorieuse, indirecte, mystique qui serait en réalité une théophilie toute mécanique : notre frère en Dieu, c'est-à-dire notre frère tout court, veut être aimé directement et en lui-même, sans détour ni périphrase, sans médiation ni réfraction."
Commentaire de Cynthia Fleury :
"L'amour, c'est la vertu de l'instant, la rencontre : à la sortie du métro, boum, cela arrive, c'est l'événement, merveilleux, et cela m'a rendu parfait, du moins aux yeux de l'amoureux... L'amour se rapporte à quelqu'un, n'existe que par rapport à un hors-soi, ne dépend pas de la perfection de l'être en tant que tel : il naît de cette relation à l'autre, de cette conscience de l'altérité... l'amour, lui, naît subitement, par une soudaine aspiration. L'amour commence par lui-même".
Sans le lier au propos sur l'amour, Jankélévitch aborde également la question du plaisir.
"Voilà une grande leçon que le plaisir nous donne. Le plaisir ne veut pas être forcé, il veut, comme l'opération de la grâce, des consciences simples et détendues : là où nous l'attendions nous ne trouverons que le morne ennui, - car il est, comme la vitesse de la lumière, un maximum qu'on ne saurait dépasser ; mais inversement, quand nous n'y comptions plus, nous le trouvons assis à notre table : il sera entré, un soir de printemps, par la fenêtre ouverte, avec une odeur de pluie et de lilas... Divin plaisir qui arrive sur la pointe des pieds."
Commentaire de Cynthia Fleury :
"Le plaisir suppose le ressentir et le ressentir suppose l'attardement, la lenteur, et non l'agitation. Le plaisir n'est donc pas chez Jankélévitch la jouissance de l'interdit, la pulsion addictive ou transgressive... D'ailleurs il aime à dire que la conscience du plaisir tue le plaisir, alors que la conscience de la douleur la renforce. Quand on commence à trop avoir conscience de son plaisir, c'est qu'il est en train de partir ou qu'on craint déjà de le voir s'en aller : il y a donc un "pâtir" à l'horizon qui s'annonce."
Enfin, pour avoir appris très tôt le piano avec sa tante, Jankélévitch sait jouer de sa corde la plus sensible pour évoquer la musique. En croisant les souvenirs et les concepts, les réminiscences de ses origines juives et russes.
"On comprend pourquoi la musique, ayant pour dimension naturelle la temporalité, porte plus ou moins la marque de l'inachèvement... et distille quelques gouttes de mélancolie... Le trouble immotivé qui s'ensuit chez l'auditeur, nous l'appelons le vague à l'âme, parce que n'ayant pas de cause, il n'a pas non plus de véritable nom... Ce sont les doigts eux-mêmes qui s'attristent sur les touches : ... la musique est tout naturellement le langage de la nostalgie."
Dans son essai sur Liszt et la rhapsodie, le philosophe note ceci :
"La virtuosité laisse en dehors de son petit royaume tout ce qui est profond et sérieux", elle "circonscrit un petit royaume de gloire, un royaume dont le virtuose est le roitelet d'un soir, un bruyant royaume plein de clameurs et de vivats ! On applaudit le succès et la réussite plus que la joie... on applaudit la virtuosité, mais non pas la vérité."
Et à propos de Fauré que Jankélévitch considérait comme son premier professeur de philosophie, ouvrant peut-être un chemin à l'expression de l'ineffable, de l'indicible, ce fameux je-ne-sais-quoi.
"Chaque homme peut se reconnaître dans cette oeuvre de charme et d'inexistence, et dans le trouble incompréhensible qu'elle nous apporte. Ne serait-ce pas là ce qu'on appelle musique ?"
Et, enfin, à propos de Debussy :
"Ecoutons encore une fois Les Pas sur la neige : la personne physique est absente, mais quelqu'un est néanmoins présent dans la trace énigmatique de ces pas, qui est passé par là - un inconnu, l'âme d'un disparu habite encore cette extrême solitude de l'hiver ; et la pensée de cet absent-présent nous trouble et nous bouleverse jusqu'à l'angoisse. Car il y a en elle la présence virtuelle de tous les êtres depuis l'origine du monde."
N'en doutons pas, Vladimir Jankélévitch, en toute simplicité, savait aussi faire vibrer la corde poétique.
Pour mémoire, Un été avec Jankélévitch de Cynthia Fleury est une coédition France Inter / Equateurs et coûte 14 €.
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