mardi 30 janvier 2024

Matthieu Lorin, L'éboulement du temps

 


"Les filandres du temps s'étirent comme des fémurs. Mon enfance est un paysage décharné dont on aimerait apercevoir les os."

Dans L'éboulement du temps, Matthieu Lorin arpente son existence depuis sa naissance où sa peau fut "retroussée comme on remonte les jupes d'une fille  avant de s'enfuir en courant". D'emblée se pose une question psychanalytique et philosophique. Existe-t-il une volonté de naître comme l'a affirmé Françoise Dolto ? Naître signifie-t-il venir au monde ? Par le cri inaugural ?

Matthieu Lorin tient méticuleusement la chronique de son corps où "tout est trop étroit" : Poumons, yeux, dents, mains et doigts, estomac, nerfs, os, muscles, intestins comme des "nids de vipères", genoux, reins, bras, artères avec "chiendent", épaules, ventre d'où sort "un visage", ongles, veines, jambes, coeur .

Un corps morcelé donc, qui tient mal ensemble, voué à l'abandon. Un écorché sans chair ; le mot chair, absent du recueil, n'apparaît qu'en épithète négtive. Un écorché dont on devine si peu le sang malgré la couperose et les ecchymoses, d'ailleurs l'auteur ne connaît pas son groupe sanguin. Est-ce à dire que le corps est ici sans appartenance ? Sans appartenance au monde ?

Devenu adulte Matthieu Lorin  va de ville en ville, de studio en studio et change quatre fois d'appartement, comme si les lieux non plus ne pouvaient pas lui appartenir. Ces lieux qui ont aussi un corps, à reprendre sans arrêt pour qu'ils tiennent : [murs à éventrer, papiers à arracher, fils à encastrer, toitures à ménager, pièces à mesurer, conduits à détruire, murs à lisser]. Mais la brique est creuse. Elle manque de substance. Comme le temps qui s'éboule.

Le temps est aussi un corps qui peut se détacher,  se briser, rongé en dedans et en dehors. Le futur est une hésitation dépourvue de langage. La mémoire effiloche les grands traits de l'enfance dont il ne restera qu'un naufrage. Les "ballons passant par-dessus les clôtures" finissent dans la gueule du chien. La table en formica est remisée au sous-sol avec les xylophages. Le bois des souvenirs a-t-il seulement un lieu sûr, une durée fiable ? Même les rides de la mère apparaissent à l'enfant alors qu'elles ne plissent pas encore son visage.  

Et cependant l'amour. Un amour trouvé plutôt que cherché. Un "avenir naissant" vient au monde. Le passé s'efface au profit de l'instant. A vivre sans mesure chiche. Dans les paysages de la terre et dans ceux du corps. Au bord de la Loire ou parmi les blés de la Beauce. Et le bonheur est là, réchauffé "dans des pots de la taille d'une boîte d'allumettes à l'intérieur desquels on trouve des désirs de filiations âgés de millénaires". Durera-t-il ? L'enfant qui a paru aidera-t-il à en [dimensionner correctement la charpente] ? Alors que vieillit la perception de l'inéluctable commun du vivant...

L'humour, teinté ou pas de "trois gouttes de mélancolies...sur mon pied gauche", constitue peut-être un début de réponse. Si la volonté y préside. Dans le bricolage ordinaire des jours.

Comme dans Un corps qu'on dépeuple récemment paru aux éditions Exopotamie et en lien sur ce blog, on retrouve dans L'éboulement du temps des passages en italique. Un "tu" surgit à côté du "je" en retrait. Il n'a pas de nom. Le lecteur peut imaginer qu'il s'agit de la mère, puis du frère, puis de la compagne. A moins que... Matthieu Lorin nourrit peut-être là son endophasie, ses monologues intérieurs, à une voix ou à plusieurs.

Et c'est ainsi que sa poésie touche en nous quelque chose, dans le mélange habituel du précis et du flou sans cesse recomposés. Qui nous appartient de guingois et dont nous cherchons des contours. Pour continuer à être, humblement. Jusqu'à la fin.

 

Extraits :

Les nuits agrandissent le temps entre deux journées comme on dépose du papier journal humide dans des chaussures trop petites.

J'ai six ans et des pensées qui ne débordent pas : ici, le lait ne reste jamais trop longtemps sur le feu.

*

Les montagnes internes ont fini par s'ébouler. Je suis devenu un corps aux yeux de tous, ancienne plaie cicatrisée.

La limaille a quitté les intestins pour s'installer dans ma bouche. Le sourire que j'offre aux autres n'est plus un mur éventré mais un consensus.

Je n'écris pas de poème ni de blasphème. Je n'ai aucun souci de la déchirure du temps et ne crois plus déjà en aucun dieu.

*

Je ne crains plus les maux de tête ou les rues obscures. Désormais, on célèbre mon corps et mes reins brisent les lois de la gravité. 

Je parcours les rues de Rouen, l'oeil tendu vers un avenir que je condamne à l'exil.

J'ai 22 ans, des certitudes plein les poches et une haleine de flocon.

*

Les voyages n'apportent que douleurs aux lombaires et sourires figés. Les rires ne sont plus dans les verres partagés ; il n'y a au fond qu'un alcool informe ou un café qui irrite l'intestin.

Ta maladresse est un deuil en construction qui renverse objets et à-propos. Tu le sais déjà : Rouen n'est plus pour toi qu'une ruine du passé.

*

Tu étais pour moi un grillage qui sépare une terre en deux, une rivière que je devais traverser. Tu n'occupais qu'une place ridicule dans mon corps de deux mètres. Les routes que j'empruntais pour retrouver des paysages qui m'échappaient reproduisaient le filament de tes angoisses.

Je roulais sur toi, au sens littéral.

 

L'éboulement du temps de Matthieu Lorin est publié aux éditions Aux cailloux des chemins et coûte 12 €.

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