Haut dans le ciel de Kikuo Takano est un florilège de ses recueils de poèmes, de 1957 à 1995. L'ouvrage est complété par quelques inédits et un texte où l'auteur, avec humour et détachement, raconte ce que signifie pour lui la poésie. "Ecrire de la poésie signifie avant tout pour moi s'arrêter avec une stupeur d'une extrême spontanéité face à l'existant, accepter à la fois la multiplicité et la continuité des êtres, fixer sur eux le regard jusqu'à ce qu'ils disparaissent... Si je fixe un arbre dont la tête touche le ciel et les racines pénètrent la terre, j'observe comment deux forces opposées convergent en une seule : le résultat est l'arbre dressé, sans qu'on puisse distinguer entre le désir du ciel et le désir de la terre."
De nombreuses oppositions traversent en effet l'oeuvre de Kikuo Takano. Elles concernent aussi bien les choses élémentaires (mer / ciel, ombre / lumière, fond / surface) que les grandes considérations philosophiques (parler / agir, commencements / fins...). Lecteur assidu d'Heidegger et scientifique de formation, Takano éprouve qu'il n'est pas de matière y compris conceptuelle qui ne se puisse plier et déplier, tout au moins en partie, en lignes continues et discontinues. "Pour aller plus au fond des choses, l'homme doit faire le contraire et s'éloigner", écrit-il dans son poème Le miroir en 1957. La déprise de soi permet à l'être éparpillé de se rassembler dans tous les phénomènes, animaux notamment (chouette, cigale, fourmis, alouette, tigre, pivert, bombyx, truite, cygne, luciole...), mais aussi végétaux ( plantes grimpantes, tournesol, fruits, magnolia, herbes, épis de blé, bulbe d'anémone, gardénia, nèfle du Japon, jacinthe, fleur de lotus, fleur de Sussuki, prunier...). Ce qui permet à l'auteur, goguenard, de traiter Dieu par-dessus la jambe en le priant de lui tourner le dos. Et de considérer, somme toute, que "le temps est une brave bête". Les grandes questions existentielles s'effacent devant des préoccupations plus immédiates. Se souvenir de la date d'un tournoi de base-ball et, par exemple, trouver la solution d'une devinette dans un hebdomadaire.
Extraits :
Dans son intimité notre être est comme la vase,
nos paroles sont les siennes,
son destin, son consentement,
ses instants de joie sont les nôtres.
Mais nous aussi n'aurions-nous pas une âme
qui aspirerait au ciel ?
N'aurions-nous pas une âme
petite mais décidée
à refléter le ciel,
comme l'eau trouble de la mare ?
*
Je me trouve sous la lampe,
la plume entre les mains et m'interroge
sur mon nom et ma liberté.
Mais mon âme est un trou
sans fond, jamais rempli
par le palpable et le visible.
*
Ma parole est
l'épi de blé placé
de travers dans ma bouche :
plus je me contorsionne
plus il descend dans ma gorge,
à cause de ses barbes,
sans se poser de questions.
Ma parole est
la flamme de la bougie
qui en montrant le ciel se propage
vers le bas, tout doucement,
me restituant au néant, austère.
*
C'est moi la feuille qui tombe,
et la semelle de chaussure qui marche sur elle.
C'est moi l'oeuf pourri
et le cygne qui le couve.
C'est moi le bruit de la branche brisée
par le poids de la neige
et la neige qui pèse.
C'est moi la pointe du clou
et la tête du clou.
C'est moi le courant de la rivière
et le corps du noyé qu'elle entraîne.
C'est moi les pincettes brûlantes
et la main qui les serre.
C'est moi le dedans de la roche
et son dehors.
C'est moi le seau sans fond
et l'homme qui puise l'eau avec.
*
Ce que je veux maintenant ce sont des yeux
qui ne voient rien, des oreilles
qui n'entendent rien,
c'est une bouche muette, des bras
qui ne savent pas étreindre,
des jambes qui ne parviennent pas à tenir debout.
J'ai besoin de tout ce qui peut
annihiler le "moi" qui m'habite.
Je veux que mon âme ne soit
qu'un coquillage rejeté sur le rivage,
que ma poitrine ne soit que la lisière des vagues,
mes cheveux de l'herbe, mon amour de la boue.
Haut dans le ciel de Kikuo Takano est préfacé par Paolo Lagazzi, passeur obstiné de cette oeuvre aussi légère que profonde. Il a plusieurs fois accueilli le poète en Italie au début des années 2000. L'ouvrage (publié une première fois par Mondadori en 2003) est édité aux Editions RAZ et coûte 15 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire