samedi 13 janvier 2024

Poète de la face nord, 2015


 En 2015, j'ai publié Poète de la face nord aux éditions numériques Recours au poème. Je remets tout le texte ici. Il raconte mon parcours littéraire depuis que j'ai quinze ans. Sans flonflons qui feraient du tintouin. Avec mes ignorances et mes empêchements car ils me définissent plus sûrement que ce que je crois savoir. Et j'évoque aussi quelques-uns des auteurs et artistes qui continuent de me porter : Antoine Emaz, Lionel Bourg, Jean-louis Giovannoni, Marguerite Duras, Alberto Giacometti, Jean-Claude Pirotte, Yoko Ogawa, Francis Bacon, Peter Handke. Il faudrait que je trouve le courage de chercher un éditeur papier pour cet ensemble mais serait-ce bien raisonnable ? J'ai tellement vieilli depuis 2015.

Le souvenir du commencement de l'écriture, on ne l'a jamais.  On cherche la première fois dans les dépouilles de l'enfance. On l'invente puisqu'on n'a rien gardé de nos mots qui trébuchaient. On fabrique le décor d'une chambre nue, d'une chaise qui grinçait, de la page qu'une ampoule en surplomb jaunissait grain à grain. On imagine la position du corps penché. Maladroite. Corps et mots c'est pareil.

Comment faire pour qu'ils tiennent debout ?

*

On ne sait pas que le chemin durera toute la vie. On ignore même qu'il s'agit d'un chemin. Les mots se perdent trop vite. Ils n'ont pas la force encore de figurer des cailloux.

*

[ Je me souviens d'un carnet bleu à petits carreaux. Rempli de bouts rimés qui allaient de travers. J'avais treize ans. Rabougri sur mon silence. Pierre Boujut  écrivait de la poésie et fabriquait des barriques pour le vin. Au bord de la Charente alanguie. Je lui ai envoyé mon carnet. Il me l'a retourné avec un mot d'espérances et quelques numéros de sa revue La tour de feu. ]

*

Naître à la langue qu'on n'a pas reçue. Avec laquelle on a marché de travers sur des chemins qui n'avaient pas de lignes pour aboutir. Dans une solitude qu'on emplissait pourtant de conversations à voix haute. Et qui effrayaient jusqu'aux oiseaux. C'est là, peut-être, non un commencement mais une origine. Qu'on cherchait dans une fièvre dont on ignorait tout. Puisqu'on ne savait rien, de là d'où on venait.

*

Le début de la face nord. Dans cette absence qui ne se connaissait pas.

*

L'étonnement de la poésie arrive plus tard. On a remplacé le carnet par une ramette de papier. Acheté une machine à écrire d'occasion. Les touches sont des cognées sur les feuillets. Qu'on ne numérote pas encore. L'étonnement prend du temps, pour durer.

*

[ J'ai grandi dans un paysage de brumes et de maisons basses, dans cette énigme-là, à l'épreuve des chimères. Elle m'aura peut-être conduit à vouloir élucider ce qui tremblait en moi. Mais l'écriture vient toujours de plus loin. Où on ne s'est jamais trouvé. ]

*

Il y a, vers dix-huit ans, Rimbaud aperçu sur le chemin. On se reconnaît. La silhouette a le même tremblé sous la pluie et dans le vent. On fume aussi la longue pipe des palabres et de la fièvre. La comparaison ne va pas au-delà. On imagine mal la couleur des voyelles délavées. On n'a de parapet qu'un saut par-dessus des flaques où ne frémit aucune bête blanche. Le mystère du cresson n'ouvrira jamais ses portes.

*

On n'a pas encore en soi la nécessité du peu. Notre mélancolie manque d'expérience. Il arrive même qu'on se croie poète.

*

La matière des souvenirs est si épaisse déjà qu'elle déborde la page. Il faut beaucoup de temps pour se frayer un chemin parmi les marges. Mais comment les trouver sur la face nord ? Comment alléger la marche de l'écriture afin qu'elle parvienne à un peu de lumière ? Eternelles questions des commencements et des fins.

*

[ Je me souviens du Manifeste électrique aux paupières de jupe. Cette autre vitesse magnétique. Son illisibilité. Déjà je ne comprenais rien à la poésie. Qui me traversait pourtant. Qui échancrait mes yeux trop éblouis. En reste une émotion du partage, avec d'autres lecteurs perdus. Et, peu à peu, la volonté de la lenteur, pour atteindre le juste. ]

*

On n'a pas encore appris à se retourner sur l'accompli en soi. La mesure de la distance échappe au corps. Le passé et le présent font un vrac impossible à écrire. Les vers sont trop poisseux. Mal assemblés.

D'aucune langue.

*

Parfois, sans qu'on l'ait voulu, une pépite surgit d'entre les mots. On s'étonne de son mystère. On lui trouve de la beauté. Mais il faudrait pouvoir l'extraire de la tourbe dans laquelle on est pris. En biseauter la lumière. Pour qu'elle dure. On ne sait pas faire. On demeure interdit comme devant les murs que dressait l'enfance effrayée. Un empêchement. Le même à soixante ans et à vingt. Malgré tout ce qu'on a cru apprendre.

*

On découvre dans le même temps le chantier de la vie ordinaire. Elle nous échappe autant que la poésie. Le travail des jours et des mots n'a pas trouvé son établi. D'une langue à l'autre, c'est la même perte qui pousse au silence.

*

On essaie d'apprivoiser les allégories que l'on vit et que l'on écrira plus tard. L'île. Ses confins où le corps ne se perd pas. On en touche mieux l'horizon. Les mots y sont plus sûrs. Tiennent ensemble dans les mains avec ce qu'elles portent de passé et de futur.

L'oiseau, aussi. Un bestiaire comme si on avait trois ans. On a trois ans.

*

On a maintenant assez de feuillets tapés à la machine. On les numérote à la main. On les glisse dans des chemises à tirettes. On les envoie sans savoir à des éditeurs qu'on ne connaît pas.

*

On lit toutes sortes de livres qui dépassent ce qu'on peut entendre. On découvre le journal de Peter Handke en regardant fleurir des capucines dans le cadre d'un vélo rouillé. On quête des signes blottis sous le ciel de juillet. On croit encore qu'il faut de l'imagination, pour écrire.

*

Aurait-on trop grandi pendant les enfances ? On ne sait plus faire.

*

La mort d'un ami et on entre dans une autre perception de la durée. Une vision trouble. Le corps ne la porte pas en lui. Il glisse trop bien dans la peau. L'écriture aussi glisse trop bien. Aucune résistance à ce qui empêche. Les ratures ne sont que des reprises sans ouverture. Rien ne vient les hanter, alors que le sang de l'ami a coulé, en solitaire, de son crâne.

Il aurait eu trente ans.

*

Lire encore. Beaucoup. On commence à découvrir les sédiments que les œuvres déposent. Un peu de joie. Un peu de mélancolie. Dans la mémoire qui dort.

La lenteur de la trame.

*

[ Je me souviens de quelques mots d'Henri Deluy, écrits à la main au bas d'une lettre pour adoucir la lettre de refus d'un éditeur. " Poèmes trop dits. Vous coupez l'herbe sous les pieds de vos vers." ]

*

La vie continue son chemin de traverses. On a franchi sans s'en apercevoir l'âge de trente-cinq ans. On a foulé le sable de nouvelles îles, suivi le sillage improbable de nouveaux oiseaux. Quelque chose à l'intérieur de soi imprime lentement sa marque. Dont on découvrira bientôt la présence sur la peau. Quelque chose que les mots se mettront à dire, avec la conscience enfin là.

*

On s'est équipé d'une machine à écrire électrique qui garde en mémoire les seize derniers caractères. On passe de moins en moins souvent par l'étape de la main qui écrit. On va désormais dans les boutiques de reprographie et on assemble des tapuscrits présentables. On croit commencer un devenir.

*

Une autre matérialité de l'écriture se dessine. On ignore les conséquences qu'elle produira, dans le corps. Tous ces gestes qu'il faudra rentrer.

*

On entrevoit peut-être, maintenant, la vallée de ce que pourrait être la face nord. Des sillons comme des lignes sous l'horizon. Brouillés par l'improbable exhalé de la terre. Des espaces entre eux, incertains, et c'est là qu'on voudrait poser les mots.

Au ras du sol.

Où on vit.

*

Tenir ensemble dans l'histoire qu'on se fait, à petits pas qu'on ne saurait reprendre. La seule qui compte tant qu'on dure. On pressent qu'on ne gravira rien de visible.

*

 [ Poésie. Roman. Poésie. Je ne faisais pas vraiment la différence. Mais quelque chose commençait à s'agencer dans mes pages. J'ai reçu des encouragements auxquels j'ai cru. J'ai continué. C'est tout.]

*

Il n'y a pas le bas puis le haut de la montagne. Il y a autant le désir du bas que le désir du haut, enchevêtrés sur le même chemin. On en perçoit peu à peu le diffus. On ne sait jamais de quelle lumière on pourra l'éclairer.

*

L'enfance. La langue inventée. Le silence. L'étrangeté qui les lie, sans laquelle pas même l'absence ne tiendrait. On devine que rien d'autre ne s'écrira en soi, jusqu'à la fin.

Quoi qu'on vive encore.

Ou ne vive pas.

*

On imagine un personnage qui aurait perdu sa voix et ne saurait comment la retrouver. On en fait un marcheur à queue de cheval dans les souvenirs dérobés. On serre sa vie besogneuse en une centaine de pages trop fermées. Il aurait fallu ôter de la matière. Ménager des blancs au silence. Pour qu'il se compose et résonne.

Sans soi.

*

[ Et tout cela, ou presque cela, est devenu un livre. Je le regardais comme si je voulais me déposséder du peu qui en lui m'appartenait. Je ne savais rien en dire. L'objet même m'embarrassait autant que le corps. Le mien et celui des autres, penchés sur le livre, pour y trouver quoi ? Je venais d'avoir quarante ans. ]

*

On découvre le dernier livre de Marguerite Duras, C'est tout, et on pleure avant même d'avoir lu. On devine ce qui s'en va avec le visage. Ces pans de conscience qui tombent en même temps que la peau. Qu'on recompose si mal dans la langue qui s'en va aussi. Le cri n'est plus possible. Ni dehors ni dedans. Et on pleure encore. Sur cette expérience de la mort qu'on connaît sans l'avoir faite. Avant même d'être né.

*

On s'équipe d'un ordinateur. L'écriture n'aura plus jamais d'odeur.

*

Escalader la face nord demande davantage d'endurance. L'endurance aux souvenirs sans cesse défaits puis refaits. L'endurance aux mots toujours en retard de l'éprouvé. Mais on échappe aux lumières trop fortes de la face sud. Qui étourdiraient. On s'égare moins dans les détournements des faux chemins. Pourtant nécessaires à la venue du vrai.

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On commence à peine à savoir lire. En s'apercevant qu'on ne saura jamais vraiment. Trop éparpillé peut-être pour se rassembler sur la page.

*

[ Je me souviens d'un titre aperçu dans une librairie. Le Journal d'un manœuvre. Thierry Metz. J'aurais pu passer mon chemin sans l'apercevoir. Je ne sais pas si la seule présence du livre a arrêté mon regard. Ou s'il y avait en moi, à ce moment-là, une présence disponible.  J'ai lu quelques lignes et mon corps s'est tendu. Quelque chose de rare m'était offert. Vingt ans après cette rencontre, j'éprouve encore cette tension. ]

*

On publie dans une revue bordelaise des petits travaux d'intimité, si ténus que personne ne les remarque. On n'apprivoise pas facilement l'invisible.

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La nécessité de l'effacement. Devant le poème et dans lui. Il ne peut sinon prendre sa place. L'occuper. Il en va de même pour la vie ordinaire. On essaie d'effacer tout ce qui pourrait l'empêcher de traverser. Mais de quoi est fait ce tout ? Quelle table des matières saurait en nommer les éléments ?

*

On retrouve en écrivant le souvenir d'un séjour au pied d'une montagne. Quelques maisons de bois autour d'un étang. Quelques griffures d'herbes hautes où le vent coupait les chants d'oiseaux. Le bord d'une forêt gommé par les brumes. On avait à peine la sensation du paysage. On ne faisait pas de métaphores pour désigner le haut et le bas.

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La figure de l'homme qui marche, qui s'applique aux pas qu'il fait, selon l'itinéraire qu'il a choisi. Sa silhouette amenuisée. Le vide creusé en elle. Une dissipation de soi, lente, aux mouvements minuscules. La mémoire tout entière prend la place du corps.

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La vie en ce temps-là ne passait pas puisque le temps lui-même ligotait les gestes.

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Quelque chose commence à poindre dans l'écriture. Aussitôt dissous. Mais qui revient sous les mots. On imagine sur un carnet blanc le chemin de l'homme qui marche dans la ville. On borne ses étapes de jardins et de terrasses pour le repos du corps. Un fil tendu jusqu'à la brisure. C'est toujours vers la mort que l'on marche. On a la volonté de l'ignorer.

*

Ces mots dans La formule préférée du professeur de Yôko Ogawa. " La vérité ultime des mathématiques se dissimule à l'insu de tous au bout d'un chemin qui n'en est pas un. En plus, il n'est pas sûr que cet endroit soit un sommet. Ce peut être une gorge entre deux falaises abruptes ou un fond de vallée. "

Mathématique et poésie. Le même lieu et son absence. Cet empêchement.

*

[ Le titre du premier livre que j'ai lu, Korik et la boule d'or, traverse parfois ma mémoire. J'avais sept ans. Transi contre la rampe qui menait aux mystères des chambres. Mon enfance manquait de contours. Quelque chose aura commencé là. Qui continue. Tout à la fois infime et vaste. Des chemins où s'égarer parmi les chemins.

Indicible. ]

*

La poésie ? On ne choisit pas d'accepter sa présence. On ne saurait pas la refuser. On fait avec. Comme on peut. Qu'on écrive ou non.

*

Le souffle se fait plus court.

Le sang dans les veines ne croupit pas encore.

On ignore tout, à ce moment-là, d'Antoine Emaz. Sa face nord, son obstination à mettre ses mots dans ses pas.

*

Mais pourquoi, en cette seconde même, les mots palimpseste et boustrophédon reviennent-ils ? Gratter en rond la terre, voilà ce qu'ils pourraient dire. Jusqu'à l'étourdissement comme on étourdit les chevaux de manège. La douleur même ne traverse plus les corps.

*

[ Un deuxième roman m'a fait paraître. Et disparaître dans le même temps. Le narrateur, atteint d'une incurable maladie venue d'ailleurs, perd un à un tous ses membres et poursuit son existence dans un petit jouet électronique avec sa compagne victime du même mal. Etais-je, en cette année-là, si encombré de mon être que je souhaitais m'en séparer ? Comme si on pouvait réchapper de la mémoire. ]

*

Le vol des oiseaux et le creusement des bousiers. La fascination qu'ils imposent n'est pas si différente. Ils disent l'un et l'autre l'impuissance du chemin.

*

L'ignorance, toujours. Nichée dans la fatigue des gestes.

*

On se retrouve devant les livres contre le mur. Des ombres glissent. Des murmures traversent l'espace aboli. Une toux venue de la chambre bat le rappel du corps. Sa présence à déplier avec ce qui reste de mémoire. Quand l'autre souffre entre les draps.

On ne sait pas encore la fièvre qu'on mettra à l'écrire.

*

On se détourne lentement des anciennes dilections littéraires. On répudie les tapages surréalistes. On ne cherche plus sous les jupes du manifeste électrique. Aller au plus près. Au plus juste. Au plus nu.

Avec des mots pauvres.

*

On. Ce n'est pas être un autre. Ni plusieurs. Une allégorie plutôt. Dans laquelle se fondre. Comme un grain de sable parmi les grains de sable. Comme un cristal de neige parmi les cristaux de neige.

Dans une conscience floue où les mots ne sont pas retenus.

*

[ Je me suis procuré un exemplaire de Korik et la boule d'or. Je lis sur la page de garde le passage d'autres enfances. M Dumont. Bruno. Le dos déchiré du livre, le papier qui craque d'avoir trop pris les poussières du rebut ne m'émeuvent pas. Je me dis que je n'éprouverais guère plus si cet exemplaire était celui de mes sept ans. Dans sa vie même, mon enfance n'en est pas moins morte. ]

*

On s'étonne de toute la durée qu'on a déjà. En soi et avec l'autre qu'on aime. On en saisit le mirage.

Combien de temps encore ? Dans quel partage ?

*

Regarder encore les livres qui tiennent contre le mur. Disent la vie qu'on a jouée. Cette illusion du rôle qu'on aurait choisi. On en éprouve un vertige plus grand que le corps. On en fera quelque chose, quand les mots voudront.

*

C'est peut-être le concept de face qui ne convient pas. On manque de consistance pour en avoir une. On existe davantage sous le vent des plaines qui efface les lignes.

*

Ce souvenir d'un roman italien. Un homme se réveille dans une grotte après un long sommeil. Tout étourdi du silence par delà les pierres. Quand il sort enfin, il constate que l'humanité a disparu, dissipée comme des brumes.

Vouloir une écriture pareille à cette dissipation. Qui abolirait aussitôt qu'elle aurait constaté.

*

L'âge vient où on se met à relire. Celui qui a choisi d'être relu.

*

La fatigue d'être l'autre commence à poindre sous les mots. On ne peut rien contre le partage de la douleur. On se tient en défaut avec des gestes qui viennent mal. La poésie non plus ne sait pas où se mettre.

Elle attend.

Mais quoi ?

*

La vie, parfois, va un peu moins comme elle va. D'anciennes langueurs, qui s'étaient tues, brouillent les signes des enfances. On ne retrouve plus les lieux sûrs du chemin. L'horizon même pèse sur les pas. Pour un peu, on renoncerait à écrire.

*

[ Je ne sais pas tellement ce qui s'est écrit dans mes Fragments pour une dormeuse. Je ne sais pas comment ta voix et la mienne se sont unies pour bâtir une présence. Je m'étonne encore qu'un spectacle ait pu en naître. Qu'il ait touché, dans des théâtres ou dans des cours, des gens apprêtés à notre silence, à notre mémoire. ]

*

Il y aurait, dans le terreau plus suintant de la face nord, un humus où fouiraient des courtilières. Et c'est là, peut-être, qu'on trouverait les mots les mieux accordés aux remugles des corps.

Dans la lumière noire.

*

On ne dit pas qu'on aime la poésie. On ne l'a jamais dit. On sent un attachement dont les liens ne sont pas toujours sûrs. Mais on voudrait les rompre qu'on ne pourrait pas.

*

Penser, en écrivant cela, à ce que Giacometti disait à Jean Genet alors qu'il piétinait dans son atelier de terre battue quelques ébauches : " Les sculptures viendront à moi ou ne viendront pas. " Convenir que c'est pareil avec la poésie.

*

On vit quelques années sans traces ni pensées qui tiennent. On se coule dans un temps qui n'a pas de durée. On peut fermer les yeux sur le fardeau.

*

On ne cherche rien alors, qui pourrait s'écrire.

*

On s'étonne d'atteindre cinquante ans. On écrit des romans mal cousus, avec des blancs d'où le silence ne monte pas. On les envoie peu aux éditeurs, qui les refusent. On finit par leur donner raison.

On jette.

*

On découvre Antoine Emaz. La matière qu'il enlève à la matière mais dont la trace reste visible. Puis la matière dont il inonde la matière. Ce va et vient entre le peu et le trop. Qui dit la vie en ses humeurs du dehors et du dedans mêlés.

*

On a, mais est-ce vraiment nouveau, le sentiment d'une paroi de verre autour de soi. Une sorte de contention de l'impuissance. Muette. Qui étouffe les gestes des mots. Est-ce pour cela qu'on éprouve comme jamais le besoin de devenir ? Et qu'on remarque une demoiselle aux yeux noirs ?

*

On écrit fiévreusement ce qui deviendra Dans la durée des oiseaux.

*

A la naissance, déjà, dans le suint des draps, quelque chose s'était formé autour du corps.

Qui rendait sourd.

*

On aime la fragilité penchée de la beauté aux yeux noirs. On l'écouterait des heures courir après ses enfances.

*

Dans la chambre close, la douleur qu'on ne sait pas prendre. Qui coupe la langue. On s'étourdit d'une goutte d'eau sur l'émail du lavabo. On guette la chute d'un ergot de plâtre le long du mur. On se perd dans la durée qui traverse.

Pour ne pas pleurer.

*

On sent, maintenant que le pas se fait plus lent, que la poésie puise au souffle du corps. Elle dure ou ne dure pas selon le rythme du sang qui bat aux tempes. Elle transporte des épanchements brouillés par le mélange des humeurs. On ne sait jamais en faire le partage.

*

Il faudrait demander à des enfants de dessiner la face nord, sans préciser s'il s'agit ou non d'une montagne. Peut-être alors verrait-on apparaître le caché en soi de tout visage. Comme un passage entre l'ombre et la lumière.

Confondu.

*

[ Je cherche fébrilement dans Korik et la boule d'or. Et l'espoir même de trouver quelque chose condamne cette recherche. Mes enfances n'ont pas assez vieilli. Aucun dépôt au fond des souvenirs. ]

*

Dans les replis de l'écriture comme dans les replis du corps, on découvre parfois des durées qu'on n'a pas vécues, des mots qui n'ont jamais appartenu à personne. Alors qu'on n'invente rien pourtant. Et c'est ainsi que le mystère grandit le vertige.

*

On se dit de plus en plus souvent qu'on veut comprendre et on s'égare davantage. Si au moins le sens pouvait voler comme les oiseaux ! Si on pouvait en deviner le chant !

*

Et penser, justement, à ces mots terribles de Jean-Claude Pirotte : " La solitude est plus grande au passage des grands oiseaux."

Ce soi si petit sous le ciel, qu'on peine à rassembler.

*

La vie continue. On traverse avec elle des jours semblables où la lumière même est dormante. On ne sait pas comment la marche tient debout. On ne sait pas ce qui respire dans le corps. On garde l'étonnement comme si on voyait pour la première fois. On se sauve ainsi de la chute.

*

Un voyage dans Bruges la morte. Son écrin de brumes. Ses canaux de lentilles vertes. On aurait voulu prendre par la main la demoiselle aux yeux noirs. On aurait aimé avec elle découvrir des arpents inconnus. Elle a refusé.

On a pleuré comme à trois ans.

*

L'image encore, de petits animaux fouisseurs. A l'aveugle dans le couchant de la face nord.

*

La volonté du peu, du pauvre. Sur le bord extrême de l'effacement. Sans cesse repris. Avec le silence comme tension.

Une mystique, presque.

*

On ne sait pas pourquoi on transforme les chantiers en allégorie. On définit si mal le passage de rien à quelque chose.

*

C'est le trou, peut-être qui fascine, son vide porteur de chaos. Et il en irait ainsi de l'écriture. En moins sûr. Les mots étant dans le même mouvement le passage et la chose.

*

On s'attarde de plus en plus souvent à regarder une feuille sur un arbre. Ou autre chose. Qui n'a de particulier que le regard posé.

On vieillit.

*

[ J'éprouve le même étonnement à voir paraître Quand ta mère te tue. Je ne sais pas ce que c'est vraiment. Toute cette peine des corps séparés. Ce chagrin qui t'efface lentement. Tout ça, qu'un échotier a comparé à un polar poétique, à cause du titre. ]

*

On vagabonde avec un bruit proche ou lointain, qu'on n'identifie pas. Le corps se dissout. Les mots viennent enfin dans une  fatigue reposée.

*

On cherche dans la pensée un bout de chemin qu'on pourrait prendre. Pour mettre de l'ordre dans ce qu'on ignore. Et tracer des signes qui raconteraient peut-être un peu ce que l'on a cru vivre. Avec le sentiment, une fois encore, qu'on restera sur le seuil.

Dans un vertige interdit.

*

Une pensée pour Thierry Metz, qui arpentait la face nord car c'était la place qu'il s'était assignée, parmi les hommes pauvres et les mots pauvres, souffrant comme une bête.

*

La question de la langue, toujours. On ne l'a pas reçue de la mère ni du père. On ne l'a pas, comme l'écrit Lionel Bourg, volée à ceux qui la possèdent sans vouloir la partager. On l'a prise sans s'en apercevoir. Ou c'est elle, on ne sait comment, qui a pris.

*

Retrouver la tentation de l'île. Quelques arpents d'une heure pour alléger les fatigues. Avec le sable et l'oiseau, chacun dans sa lisière. Tenir encore dans ce qui tient depuis les commencements qu'on s'est donnés.

Le corps des mots.

*

[ J'écris Dans la durée des oiseaux. Je ne sais pas encore que le chantier durera neuf ans. Qu'il sera perdu puis retrouvé. Avec ses trous et ses tertres, ses couloirs dérobés, ses galeries et leurs étais qui manquent. Le tout tellement improbable. ]

*

Plusieurs durées traversent le corps dans un même mouvement mais plus ou moins vite. La durée de la mémoire qui a croupi tarde davantage. Celle des émotions avance éparpillée comme autant de points noirs sur la peau. L'écriture alors ne sait pas choisir son chemin. Elle trébuche entre les mots qui ne tiennent pas ensemble.

*

On se souvient qu'un critique a déploré le manque de structure narrative dans Quand ta mère te tue. On pense à toutes ces créatures qui n'ont pas de squelette.

L'écriture doit-elle avoir un squelette ?

On rit.

*

On imagine, tout au long de la face nord, des reposoirs. Avec l'illusion de se séparer de soi.

*

Une vie entre crochets. Comme les mandibules des courtilières.

*

Dissoudre le flou. Penser au travail de patience du philosophe penché sur le verre à polir. Jusqu'à ce que disparaisse la mémoire du sable. Tant de gestes et tant de solitudes. Inapplicables aux mots qui résistent.

*

L'image d'un homme sur son vélo, dans ses combles que personne ne visite. Il fait des kilomètres et encore des kilomètres, qui le conduisent hors de lui. Dans des paysages  où aucune vie ne passe. Son souffle, ses jambes n'appartiennent plus qu'au mouvement circulaire à l'intérieur duquel s'effacent et se recomposent les souvenirs. Le sillage de l'écriture est pareil en son objet perdu.

*

[ Je reprends Korik et la boule d'or. Je lis ceci. Page 111.  " Un étrange clapotis monta de la rivière, et l'on eut dit que celle-ci se gaussait du souhait qu'elle venait d'entendre. La plainte aiguë du vent se fit railleuse, tourbillonnant autour des maisons, s'insinuant par les fenêtres, dispersant la fumée qui sortait des cheminées. " ]

*

Se souvenir que les fenêtres de l'enfance, déjà, fermaient si mal, que n'importe quoi pouvait hanter.

*

La tentation de vivre dans un réduit. Guère au-delà de l'envergure du corps. Avec les mots à portée de geste.

Cette illusion.

*

On n'a pas encore de langue vraiment à soi. Elle s'éloigne dès qu'on l'approche. On lui est toujours étranger. La traduction qu'on fait d'un poète espagnol renforce cela. Tous ces éléments dans les mots, qu'on ne sait pas faire venir. Qui restent à ras.

*

On aime l'idée qu'une chose soit de la matière étendue et rien d'autre. On aime que cette définition convienne à toute chose, en sa pauvreté.

*

 La métaphore. Cette impuissance de la poésie.

Enrobée.

*

On ne peut pas dire que l'on sait. On ne l'a jamais pu. Se définir par ce qui manque car quelque chose toujours a manqué. Là où l'écriture advient. Avec ses trous.

*

On retourne devant les livres contre le mur. Qui font face. On regarde cet ensemble menaçant. Dans son silence même. Surtout ne pas savoir ce qu'on vient chercher là, de vain. Mais on se souvient qu'on a une fois jeté tous les livres par la fenêtre, à dix-sept ans.

*

Reviennent encore les paysages de brumes et leurs maisons basses blotties autour du silence. On les peuple de chiens jaunes et d'oiseaux malades. On imagine ce qui pouvait dégorger de la boue des fossés quand les corps se mettaient à saigner. Mais est-ce bien cette enfance-là que l'on a vécue ? De quelle mémoire sourde a-t-on été chargé ? Avant.

*

Des mots sans frottements iraient plus vite. Résisteraient moins aux échardes du réel. Mais ils ne diraient rien puisqu'ils ne garderaient aucun reste, aucun remuement au fond de la lie.

*

L'homme sur son vélo devient le roman d'une solitude sans douleur. Piquetée d'éclats de rire.

Qui coupent.

*

La récurrence du chemin toujours. Dans tout ce qu'on a aligné d'immobile sur les pages. Amenée là par l'ignorance des premiers pas sous les brumes des guérets. Une quête sans objet car on ne cherche rien.

Même pas soi.

*

[ Je relis les paysages de rues et de places que j'ai écrits dans Bordeaux. Je m'étonne de cette marche transposée à Saint-Pétersbourg et Alcalá de Henares. Comment vont les silhouettes perdues sous le joug d'une autre langue ? Comment m'y reconnaître mieux là-bas qu'ici ? Si la lumière même abolit tous les franchissements des espaces ? ]

*

Ce mot : glossolalie. Et le souvenir de soi, assis sur la plus basse marche d'un escalier. Dans l'ennui de juillet quand on avait dix ans. Tous ces monologues adressés à ce que l'œil voyait d'un pan de mur que l'humidité avait décrépi. Pour que les larmes ne sortent pas du corps.

*

Ces vers de Jean-Louis Giovannoni. " Il faudrait vivre entre son corps / et le corps des choses / ne plus chercher de terre / ni de lieu. " Mais que deviendraient les mots, sans rien qui résiste ?

*

Essayer d'imaginer  ce qu'est devenue la demoiselle aux yeux noirs. Comment le temps a poli ce qui la hante. Comment sa voix a pris ou non le grain calme des jours.

Echouer.

*

Associer les courtilières à des sédiments déposés dans des plis. Deviner là une mémoire qui aurait pris le mauvais goût des peaux mortes. Un poison pour le sang impossible à filtrer. Avoir peur comme à dix ans de tout ce qui menace les suints du corps.

*

[ Je brasse les feuillets de Dans la durée des oiseaux. J'échoue à en éclairer la tourbe. Notre face nord manque de lumière. Notre marche est trop immobile. ]

*

Tous les mots pour dire les sédiments. L'insupportable lenteur de leur travail dans le dedans. Moraines et tillites. Lœss. Imaginer ce qui les habite et ronge. Mais que durerait la poésie sans leur présence ?

*

Eprouver, avec Francis Bacon, la fascination des carcasses exposées aux regards troubles des vitrines. C'est là qu'on pourrait être. Un trou dans lequel un vide aurait été fait. Pour dire le rien du sens. Seulement lui. Pas même l'absurde.

*

Les humeurs noires. Qui taraudent jusqu'on fond des rêves et on perd l'équilibre des jours. L'écriture ne sait pas bien fourbir la mélancolie. On n'en finira jamais de vaciller sur le chemin encore à faire.

*

Sentirait-on, déjà, le souvenir de ce qui adviendra ? Comme si la marche trébuchait sans cesse sur l'impuissance à se rassembler. Le corps des mots contient si mal le corps de la vie.

*

La poésie pense trop, toujours. Elle élabore mais ne surgit pas. Elle cherche des ancrages, des appuis, des parapets. Dans des durées et des corps qui ne peuvent plus s'échapper. Là où il faudrait des lignes de fuite, des orifices sauvages et sans fond. Aussi fragiles que le sable ou la neige.

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Il faudrait peut-être retrouver en soi les sensations premières de l'idiot. La poésie serait alors un surgissement dont tout objet n'aurait jamais été regardé. Mais comment se dépouiller des intentions de l'écriture, que l'on a forgées au fil des pages, en se persuadant que l'on se mettait à savoir quelque chose ?

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[ Korik. Sa boule d'or. La tentation que j'ai de la remplacer par une pomme avec des tavelures. Comme il en tombait souvent dans le jardin des enfances quand l'été se mettait à craquer. Un bruit sourd pour ôter la mélancolie.]

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Les commencements n'ont peut-être pas encore eu lieu. Comme si les choses et les mots demeuraient dans la friche originelle, attendant qu'on les féconde.

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L'image même du chemin, tellement usée, qu'on ne sait pas quel chantier pourrait la retoucher.

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La pomme tavelée du jardin. Comment faire pour qu'elle ne soit qu'une pomme et dans le même temps tout autre chose ? Dans quels mots la contenir et la libérer ?

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L'idée d'un texte au scalpel, dont on soulèverait juste ce qu'il faut de peau. Qui dirait toutes les détresses du corps qu'on bat depuis toujours. Sans rien, jamais, qui le transporterait hors de son lieu souffrant. Un chantier impossible encore, qu'on ne saura pas dépouiller de soi.

Qui se perdra.

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On s'approche sans s'en apercevoir de la soixantaine. On voudrait mettre de l'ordre dans le sang et dans la pensée. On s'épuise comme on s'est toujours épuisé à nommer les choses qui ne cessent d'échapper. On reste aussi désemparé qu'à dix ans, avec l'embarras du silence.

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[ J'écris Battre le corps. Cette fatigue dont l'oiseau est le témoin sur le bord de la fenêtre fermée. Je ne sais plus quelle fièvre passe dans mes mots. Qu'il faut réduire pour aller au plus près.

Cliniquement. ]

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L'épuisement des choses qu'on a trop dites, qui perdent leur étendue. Ce peu de mémoire dans la matière usée, qu'on échoue à retrouver. On n'a plus la langue. On n'a plus la pensée. On reste figé sur la face nord. Aucune délivrance ne viendra.

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Des poèmes écrits dans une autre langue, qu'on sait si mal. Des rudiments pauvres qu'on assemble avec la sensation de l'oubli. Qui dessinent des petits paysages, des bouts de scène qui ne tiendraient pas dans la langue qu'on a trop fourbie, dont on s'éloigne, qui devient l'étrangère.

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On éprouve depuis des années la tentation du repli dans une chambre nue. Retourner vers le silence d'avant la vie. Quand aucun nom n'existait pour enfermer les choses. Trouver là, peut-être, l'origine du poème. Tout reprendre du sens qui a trop pesé sur les regards et sur les gestes depuis les premiers pleurs venus avec le cri. Mais s'accommoder comme on s'est toujours accommodé, du renoncement.

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Est-ce pour cela que, n'en pouvant davantage, le coeur commence à lâcher ?

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On ne dit rien de ce qui s'est rompu dans le corps. On a si peu souffert. On accepte de nouvelles nécessités mécaniques pour l'entretien du sang. Comme les accepterait une bête ordinaire. On est une bête ordinaire.

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Un homme qui marche dans Bordeaux. Ses retouches au paysage et c'est le même à Saint-Pétersbourg et Alcalá de Henares. Un homme qui pédale sous les combles de sa maison et cherche des lieux sûrs où poser sa mémoire. Pressentait-on que ces deux figures adviendraient dans la matière même du corps ?

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[ Battre le corps devient mon troisième livre de poèmes publiés. Je n'envisage pas d'en faire paraître beaucoup d'autres. J'ai trop dit, déjà, des empêchements de ma fatigue. ]

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Du carnet bleu de l'enfance aux mots déposés aujourd'hui, il y a seulement le travail de vivre. Petits pas et petits mots qui n'ont rien gravi. L'auraient-ils voulu que le corps ne les aurait pas portés. On est resté avec les courtilières blotties dans les fissures du monde.

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On devine qu'on n'a plus beaucoup de durée pour s'apprivoiser. On n'a jamais su défaire les ombres des lumières. Ni face nord ni face sud sous l'horizon plat. Les mots couchés n'ont pas davantage de relief que le sang alangui.

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Mais on devine cependant qu'on mettra encore et encore la langue à l'épreuve de soi. Dans des commencements sans cesse recomposés. Car on ne peut rien d'autre.

Pour tenir.

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