dimanche 4 février 2024

Gilles Deleuze, Sur la peinture, cours mars-juin 1981 (1)


 Les plus grands savants sont toujours les plus humbles. Gilles Deleuze était de ceux-là. Dans son dernier cours sur la peinture (2 juin 1981), il redit ceci à ses étudiants : "Encore une fois tout ce que je dis, surtout aujourd'hui, c'est peut-être faux. Non seulement vous nuancez, mais vous corrigez tout vous-mêmes."

Le lecteur est d'emblée saisi par l'exposition de la pensée en train de se faire ou, plutôt, de se refaire, puisque Deleuze écrivait ses cours dans sa tête en amont, avec ses hésitations, ses doutes assumés, ses impasses reconnues, ses résistances conceptuelles, mais aussi ses chemins résolus, ses évidences qu'il avait à coeur de partager et de débattre.

Autant le dire tout de suite, même quand on connaît l'oeuvre des peintres régulièrement cités (Bacon, Cézanne, Pollock, Monet, Turner...), lire ce livre est aussi difficile que passionnant. Les nombreuses références à Kant notamment ont dépassé mon entendement tout du long. Le cours presque exclusivement consacré aux formes des langages analogique et digital a bien failli me faire capituler...

Et cependant. Tellement de belles pages qui me font regarder différemment les quelques tableaux que nous avons sur nos murs. Je les ai notées et vais les recopier ici, sans commentaire tant elles apparaissent dans la lumière et son inévitable part d'obscurité.

SUR LE GRIS (page35 et suivantes) :


"Il y aurait deux gris ou bien beaucoup de gris, énormément de gris. Il y a un gris des couleurs qui se mélangent qui est le gris de l'échec. Et puis il y a un autre gris qui serait peut-être comme le gris du brasier, un gris essentiellement lumineux d'où les couleurs sortent. Il faut aller très prudemment parce qu'il est bien connu qu'il y a deux manières de faire du gris. Kandinsky le rappelle. Il a une belle page sur les deux gris, un gris passif et un gris actif... Il y a le gris qui est un mélange de noir et de blanc et le grand gris qui est un mélange de vert et de rouge - ou même, d'une manière plus étendue, qui est un mélange de deux couleurs complémentaires mais avant tout, un mélange de vert et de rouge... Dans sa théorie des couleurs, Kandinsky appelle le gris vert-rouge un véritable gris dynamique, un gris qui monte à la couleur. Pourquoi n'est-ce pas suffisant de dire ça ? Parce que  si on prend par exemple la peinture chinoise ou japonaise, il est bien connu qu'elle obtient déjà une série infinie de nuances de gris à partir du blanc et du noir. Donc on ne peut pas dire que le mélange de blanc-noir n'est pas matrice aussi..."

Quelques minutes plus tard, évoquant le chaos comme condition pré-picturale et l'acte de peindre comme catastrophe, Deleuze aborde le point gris selon Paul Klee et le cite : "il faut faire appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt". Puis reprend : "Vous voyez : c'est le point gris qui est chargé d'être comme le signe pictural du chaos absolu... En termes de couleurs, vous avez les couleurs chaudes avec mouvement d'expansion, les couleurs froides avec mouvement de contraction..."

Puis Deleuze parle d'un deuxième point gris, celui de Cézanne (page 39)...

Et c'est ainsi que se plie et se déplie la poésie deleuzienne, comme un organe tantôt s'ouvrant tantôt se refermant, pour notre fascination, notre vertige. 

Sur la peinture de Gilles Deleuze, édition préparée par David Lapoujade en reprenant les enregistrements des cours, est publié chez Minuit. L'ouvrage coûte 26 €. 

NB : Deleuze a très peu montré à ses étudiants les tableaux dont il parlait. Il leur demandait, s'ils les connaissaient, de les imaginer, voire de les ré-imaginer. Pour "illustrer" mes quelques articles, je vais m'appuyer sur certains détails des toiles de Claude Bellan que je regarde vraiment différemment depuis que j'ai lu ce livre, notamment à propos du fond et des avant-plans.

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