dimanche 17 mars 2024

Ian McEwan, Leçons

 

Roland Baines aurait pu devenir un poète reconnu mais il ne l'est pas devenu. Roland Baines aurait pu devenir un pianiste réputé  mais il ne l'est pas devenu. Sa poésie  s'est réduite à quelques vers de mirliton sur des cartes de voeux et des faire-part de mariage qui l'ont un temps sorti de la dèche. Sa musique a fini par s'éteindre dans l'ambiance trop feutrée de quelques hôtels de luxe. Il a raté sa vie. Il a raté ses amours aussi.

Elles commencent au collège où il est pensionnaire, avec sa professeure de piano, Miriam, qui l'initie à tous les jeux du sexe. Mais c'est une relation dangereuse. L'adolescent sous influence se détourne de ses études, végète au fil de petits boulots sur des chantiers lors des voyages qu'il fait un peu partout, sac au dos et les poches vides.

Puis il rencontre Alissa, une jeune femme de nationalité allemande l'épouse et conçoit un enfant avec elle : Lawrence. Au bout de quelques mois, Alissa décide de tout plaquer, et le mari et le bébé. Elle reproche à Roland de ne pas être à la hauteur des promesses qu'il portait en lui et s'est aussi lassé de sa frénésie sexuelle, héritage néfaste de ses années troubles au collège. Elle ne veut pas finir comme sa mère, soumise à son mari après avoir renoncé à une carrière de journaliste (enquête sur la résistance de La Rose blanche au nazisme avec Hans et Sophie Scholl). Elle reprendra le flambeau  et sera une auteure de renommée internationale.

Tant bien que mal, Roland tient le choc. Entre quelques aides sociales et plusieurs emplois dont celui de professeur de tennis, il assure au mieux la subsistance de son fils et la sienne. Un couple d'amis (Peter et Daphné) avec des enfants du même âge que Lawrence le soutient, pendant de nombreux repas très arrosés. L'occasion pour passer en revue les soubresauts politiques de l'Angleterre thatchérienne et d'imaginer une liaison avec Daphné...

Leçons de Ian McEwan est un grand roman familial qui traverse plusieurs générations, de la deuxième guerre mondiale aux années des confinements covidiens. Avec ses secrets extra-conjugaux et ses douleurs tues, ses petites joies et ses petites bassesses. Au Royaume-Uni et en Allemagne côté est et côté ouest. La chute du mur de Berlin, à laquelle Roland assiste malgré lui, éperdu dans son désir obsessionnel de retrouver Alissa, est brillamment narrée avec l'émotion à fleur de larme. Parmi bien d'autres événements, la catastrophe de Tchernobyl en 1986, les attentats du 11 septembre à New York et ceux du métro de Londres en 2005.

Le roman consacre aussi de nombreuses pages à la souffrance économique et sociale sur fond de libéralisme effréné et de renoncements progressifs  à la volonté de construire une vie meilleure pour tous... La soumission, comme l'âge venant, courbe lentement les échines et la mémoire. On s'arrange avec le bricolage dans l'ordinaire des jours, les rêves n'ont plus guère de futur.

Seul le jeune Lawrence, brillant mathématicien et fervent défenseur de la cause écologique en Allemagne, peut espérer en concrétiser quelques-uns. Loin de son père qui franchit tant bien que mal le cap des soixante-dix ans. Et loin de sa mère de papier dont le nom circule pour le prix Nobel de littérature...

 

Extrait : 

" Le couple, un engin de torture, offrait d'immenses possibilités, autant de variantes de la folie à deux. Chacun en connaissait des exemples, et celui de Roland était une construction ingénieuse. Daphné, sa meilleure amie, lui avait mis les points sur les "i" un soir, longtemps avant le départ d'Alissa, quand il avait avoué se sentir déprimé depuis des mois. "Tu as brillamment réussi aux cours du soir, Roland. Toutes ces matières ! Mais dans tout ce que tu as essayé d'autre, tu as voulu être le meilleur au monde. Piano, tennis, journalisme, maintenant la poésie. Et encore, je ne connais pas le reste. Dès que tu découvres que tu n'es pas le meilleur, tu jettes l'éponge et tu te détestes. Idem avec les femmes. Tu demandes trop et tu vas voir ailleurs. Ou bien c'est elle qui ne supporte pas cette quête de perfection et qui te largue."

Lisez sans modération ce roman où la musique et la littérature s'invitent tout du long puis, lorsque vous aurez refermé le livre à la page 650, laissez-vous porter par les rumeurs du silence. Et, à quatre mains avec Ian McEwan, vous continuerez d'écrire le livre. 

Leçons de Ian McEwan, traduit de l'anglais par France Camus-Pichon, est publié chez Gallimard. Il coûte 26 €.

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