dimanche 10 mars 2024

Siri Hustvedt, Procréation, placenta, chimérisme...

Dans son essai Que veut un homme ? , Siri Hustvedt évoque la perception de l'enfantement ante partum et post partum depuis les philosophes grecs jusqu'à l'obstétrique contemporaine et les délires techno-numériques. Elle démontre que les vieilles oppositions dehors / dedans, pur / impur, masculin / féminin continuent de biaiser les percepts et les concepts, surtout dans les pays où les droits des femmes à disposer librement de leur corps sont de plus en plus menacés, souvent au nom de principes religieux obscurantistes. Patriarcat et misogynie, y compris en France, font toujours entendre leurs voix égrillardes et les réseaux sociaux relaient d'insupportables immondices. Rien n'est jamais acquis à l'homme et surtout à la femme.

" Le poète grec Hésiode écrivit sa Théogonie de 730 à 700 avant notre ère. Son paradis est un monde sans femme où les hommes vivent en harmonie avec les dieux. Zeus punit Prométhée pour avoir donné le feu au genre humain... Pandore ouvre sa grande jarre aux rondeurs de femme enceinte et donne naissance au malheur en laissant s'en échapper les maux et la mort... L'historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant notait ceci : "Ce rêve d'une hérédité purement paternelle n'a jamais cessé de hanter l'imagination grecque." Si seulement les hommes pouvaient se reproduire seuls, tant de tourments de la vie seraient alors éliminés... Vernant cite également Eschyle : "Ce n'est pas la mère qui enfante l'être qu'on appelle son enfant...Celui qui enfante, c'est l'homme qui féconde ; la mère...sauvegarde le jeune plant."

" En 2017, les médias ont fait grand cas d'une innovation ayant pour nom "biobag", soit un sac rempli d'un fluide amniotique artificiel, oxygéné par un cordon ombilical artificiel, qui a permis de maintenir vivants plusieurs semaines durant des agneaux extrêmement prématurés... L'intelligence  artificielle a entretenu le désir de transcender la reproduction organique en "donnant" des enfants nés d'un effort mental de très longue haleine. A l'instar de Zeus, les scientifiques feront sortir de leurs fronts pensifs une progéniture consciente, sans qu'aucun corps féminin ne soit ici nécessaire... Ray Kurzweil, un gourou de la haute technologie, écrit : "A l'avenir, nous pratiquerons le clonage thérapeutique, une technologie très importante qui évite le concept de foetus."

" La gestation implique bien plus qu'un sac rempli de fluide ou bien plus que le concept de foetus... "Une conversation croisée moléculaire se déroulant à l'interface foeto-maternelle a pour protagonistes de nombreux types de cellules différentes... Les mécanismes  précis de ces "conversations" n'ont pas été découverts, mais une grande partie de la signalisation et de la négociation cellulaires se déroule durant la grossesse entre les cellules maternelles et l'amas fertilisé de cellules qui peuvent ou non former un embryon et le placenta... De nombreuses strates de communication sont requises pour que débute et se poursuive la grossesse, des strates qui sont probablement souvent uniques chez les humains." [Gendie E. Lash, début d'article publié en 2015 dans les Cold Spring Harbor Perspectives in Medicine]

" Le placenta semble contrôler la migration des cellules de la mère au foetus et du foetus à la mère, un phénomène appelé microchimérisme... En biologie, une chimère est un individu, un organe ou une partie du corps dont les tissus sont d'une constitution génétique différente, un mélange, un mixte... En 2012, des découvertes fondamentales furent faites au sujet du microchimérisme. Le New Scientist titra : L'adn du fils découvert dans le cerveau de la mère. Le Smithsonian alla encore plus loin : Les cellules du bébé peuvent manipuler le corps de la maman des décennies durant. On ignore encore comment ces cellules ont une incidence sur la santé de la mère. Les cellules peuvent jouer un rôle en améliorant la fonction immunitaire de la mère ; elles peuvent aussi jouer un rôle dans certaines maladies... L'idée selon laquelle de l'adn masculin pourrait se retrouver dans le corps d'une femme, faisant d'elle une sorte de monstre, le résultat d'un mélange d'adn féminin et d'adn masculin, a fait les gros titres - une invasion étrangère ! Oh mon Dieu, la femme a un homme en elle ! Une circulation cellulaire dans l'autre sens n'a pas fait la une des journaux. Un homme avec de l'adn féminin ! Mais ce dont témoignent ces manchettes, c'est d'un sentiment général d'inquiétude et de surprise face à ces mélanges d'adn féminin et d'adn masculin - ce qui est après tout l'essence même de la reproduction humaine : le deux-en-un. L'hystérie générale était causée par le fait que l'adn foetal masculin était entré dans le cerveau de la mère, dans son esprit - ce lieu sanctifié des idées, loin de l'humble utérus." 

Image : Francis Bacon, Etude de personnage n°2, 1945-1946. En écho à ce que dit Siri, il observe : "Je me considère comme une espèce de machine pulvérisatrice dans laquelle est introduit tout ce que je regarde et tout ce que je sens."                     


 

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