in memoriam
Maksym Kryvtsov, poète ukrainien mort au combat le 7 janvier 2024 à l'âge de 33 ans
Lev Rubinstein, poère russe, opposant au régime de Poutine
et le coeur aussitôt se serre. Le lecteur devine qu'il n'entre pas dans une maison comme les autres. Le texte liminaire d'Estelle Fenzy conforte son sentiment. " Et l'Homme a désiré la parole et le chant... Les mots dans la bouche la voix le corps tout entier. Pour traduire la grandeur, la monstruosité humaine. Jusqu'à l'imprononçable. Dans l'effroyable cacophonie du monde, murmurer l'enfant endormi et le fantôme hurlant. Ecouter ce monde se taire, reprendre souffle... Dans son incomplétude et son imperfection, prendre corps, prendre sens."
Et c'est une maison ouverte à tous les ailleurs d'aujourd'hui et d'autrefois avec de nombreux poèmes en bilingue ( latin, chinois, catalan, portugais, turc...). Le Catalan August Bover, en son espoir lucide ou son "désespoir correct" écrit : "La pluie trempe / les rues et les restes / qui vous font survivre. De nouveau, dans les champs, jaunit / le genêt fleuri." Et le Portugais Nuno Júdice lui adresse en écho ces mots : " On ne peut pas encore dire ce qui a valu ou non la peine, sur quels bancs de jardin, autour d'une table, on parlait de choses essentielles qui, l'instant suivait, s'évaporaient avec la fumée d'un café juste tiré, ou d'une cigarette qui s'éteignait." Et le lecteur, qui sait, de se dire que le réel ne tiendrait pas longtemps s'il n'était pas si fragile.
La forge accorde aussi une large place à la poésie contemporaine d'ici. Un ici dont les géographies intérieures ne se calquent sur aucune frontière. Les six poèmes extraits de Prendre la mer - 60 sonnets pour les Boat People, suivi du 7 octobre de Sabine Huynh sont évidemment bouleversants. La grande hache de l'histoire minuscule et majuscule n'enseigne rien, jamais, quels que soient les hommes. Eprouvée dans sa chair par l'exode vietnamien dans les années soixante et la disparition de son père au point de ne plus pouvoir "manger de fruits de mer", l'auteure revit son drame intime à la ténébreuse lueur des massacres du 7 octobre en Israël : "il y a ces femmes / ou l'ombre de ces femmes / cherchant la clef de sol pour ouvrir / la porte du bout de la rue du 7 octobre". "là où les nazis ont troué des coeurs à jamais, en ont laissé d'autres congelés dans l'indifférence ou la haine, les poèmes peuvent-ils réparer le réel ?" Vingt autres contributions s'en suivent, chacune à sa façon, étirée sur la page ou plus ramassée, tantôt presque lyrique et tantôt presque narquoise, laissant la question sans réponse. Et Lacan de me souffler à l'oreille : c'est parce qu'on sait qu'il n'y a pas de réponse qu'on la pose, cette foutue question !
Aussi, humour caustique en bandoulière, Olivier Liron pratique-t-il l'art poétique en natation synchronisée. Huit poètes sur la ligne de départ dont Ponge, Cendrars, Roubaud et le dénommé Charlot Baudelaire "pour tous ceux qui tètent la douleur comme un produit laitier". Dans une veine aussi moqueuse et à situations burlesques, Etienne Paulin brocarde "une dame furibarde [qui] se rend sous l'évier, se recroqueville toute et dévore un pâté."
Retenons encore, parmi ces voix si diverses, celle de Nathalie Swan, assez proche de la quête psychanalytique : " A quoi rêve l'enfant du ventre s'il / n'a rien vu / du dehors ?" "Où attendre d'aimer / quand demande à vivre / ce qui nous sauve ?"
Les lettres d'Antoine Emaz à un étudiant dans les années 90 (d'autres paraîtront dans le numéro 3 de la revue) constituent un moment à part dans le cheminement du lecteur. Il y aurait à leur consacrer une chronique entière. Tant de simplicité, tant d'humilité, tant de lucidité, tant d'affection même sous le plume de ce poète majeur trop tôt disparu... Bref ! Aussi longtemps que nous durerons, lisons et relisons sans cesse Antoine Emaz. Et remettons à féconder nos ignorances élémentaires.
Après cette parenthèse, la revue s'ouvre à la voix oubliée de Pierre Morhange (1901-1972). Militant au parti communiste et proche de la revue Philosophie, son oeuvre fut saluée par le critique d'art Gaëtan Picon et le linguiste Georges Mounin. Franck Venaille a dit de lui : "Il y a du granit dans cette oeuvre qui ne s'effrite pas, ne se dilue pas et jamais ne rompt".
Et c'est bien, dans La forge du poème, de matière dont il s'agit. Avec une querelle des anciens et des modernes narrée par Pierre Vinclair. Avec cette liste noire de mots prohibés par l'ultra-moderniste Rim Battal : "Ame / Azur / Horizon / Silence / Monde / Ephémère / Opalescent / Ruines / Beauté / Infini / Semence / Vertige... Et l'humble chroniqueur que je suis a froid dans le dos. La dictature guette les mots, leur peau dure et leur peau tendre , leur esprit d'un jour ou de toujours. Ils se moquent bien des vieilleries qu'on leur prête et, à l'opposé, ont bien le droit de kiffer le méga contemporain. Mots de tous les poils et de toutes les couleurs, révoltez-vous contre les censeurs !
L'arrière-grand-père forgeron d'Olivier Barbarant aurait probablement dit la même chose. Faisant la part mêlée des mythologies et des vérités concrètes, le poète affirme : "Le poème naît quand le langage n'oublie plus qu'il n'est pas qu'un moyen d'évoquer des choses, des faits et des idées, mais qu'il est lui-même un corps, susceptible de porter dans sa chair (une chair nouvelle au regard de celle de l'événement) la chair de ce qui fut vécu.
De toute façon, malgré des bibliothèques entières écrites sur le sujet, on ne saura jamais d'où vient le poème. Cédric Le Penven, qui cite Jean-Louis Giovannoni, dit qu'il "vient pour laisser trace. Pas que des cendres. De la bave aussi". Et il ajoute : "Le poème vient quand je renonce à l'accueillir." Tout aussi lucide, Joël Bastard note son "impression de ne rien communiquer de bien précieux sur la poésie" et se laisse aller à une piquante pirouette : "Le poème est passé me voir ce matin. J'étais à moitié présent. Mon impolitesse l'a fait repartir sans me dire un seul mot."
Et le mystère de se barricader pour l'éternité. Dans le vertige du néant infini. Oh ! Terreur ! J'ai employé plusieurs mots de la liste noire de Rim Battal. La Stasi ne va plus tarder à frapper à ma porte...
Extraits :
J'ai laissé mes lèvres à l'heure d'hiver
je n'ai pas vu les camélias mais un cheval lent qui entre dans la mer
La mer son bleu de porcelaine, son bleu adorable la mer à l'heure exacte d'y entrer
Je n'aurais pas hésité
Pour retrouver "ce pas ivre au bord du trottoir" et les baisers des rues
Ce pas ivre, trois enjambées et des éclaboussures Et maintenant m'ébrouer et nager, nager
Nager avec les grands fauves (Ida Jaroschek)
*
Ce n'est peut-être que par les mots que je construis cet espace entre fleurs et branches, entre ailleurs et ici, blancheur et ombre,
et ce sont eux qui me perdent, dévoilent et effacent d'un même mouvement, barrent le passage qu'ils avaient eux-mêmes creusé. (Jean-Christophe Ribeyre)
*
On s'était trompés de porte, de note de mot à la fin de la phrase on avait tout dit en fait sauf le mot qu'on voulait sauf celui qui aurait pu tout sauver celui qui voulait sortir et qui était resté coincé avec toute sa lumière sous la porte (Coralie Poch)
*
J'aurais dû courir Ne pas voir un seul visage longtemps. Et j'étais l'herbe aux pieds des monstres Et je vois que c'étaient des pierres Qui continuent à rire sous la poussière.
Et moi, je suis chassé, aminci, Je sens le sable du malheur. Comme un couteau de lumière Je m'en vais trancher tout seul la nuit. (Pierre Morhange)
A lire aussi dans la revue les glaçants passages de Benjamin Guérin, de son recueil Anthropocène et, arpentant les territoires maudits de la planète le Aden Terminus de Sébastien Kérel.
La revue la forge, 269 pages, est accompagnée de dessins d'Astrid de La Forest et d'une photographie d'hommes en noir sur fond de dune avant la mer signée Eddy Verloes. Publiée par les éditions de Corlevour, cette revue sobre et élégante coûte 22 €.
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