Le relevé des occurrences dans un ensemble de poèmes assiste parfois le chroniqueur pris au dépourvu du texte suffoqué. Ainsi en va-t-il dans Cracher le silence d'Elodie Loustau qui est également musicienne et chanteuse lyrique. Sauf erreur, le mot bouche y est présent 23 fois, le mot souffle 17 et le mot voix 16. Autant de vocables qui composent et décomposent le visage. Ce qui apparaît en premier de l'humain. Dehors et dedans. Mais est-il toujours saisissable si sa parole n'est pas d'un lieu sûr ?
"Il croit que je ne saisis plus cet espace entre ses yeux. Il croit que je ne le vois plus.", écrit Elodie Loustau. Puis, encore : "le visage / sans forme / mangé de solitude / la langue coupée dans la bouche". Et cette volonté, sans détour, comme un uppercut : "Je veux me séparer de cette bouche / qui ne dit plus."
Alors, peu à peu, "dans la nuit des grands silences", quelque chose s'assemble d'une figure aimée. Empêchée dans son souffle et sa mémoire, dans les mots où elle s'absente. Mais qui parle depuis ces voix qui ont [des insectes dans la bouche ] ? Comment faire la part des unes et des autres quand le "je" et le "tu" perdent leurs traits ? "Peut-être puis-je fouiller dans mon corps, voir à qui il appartient ?", note l'auteure. Et le lecteur s'émeut comme il s'émeut, tout étreint, de la ritournelle remontée des enfances :
"danser papa maman danser
la mineur sol fa dièse
danser"
Il y a une maison, loin du blanc des "murs blouses fenêtres gants", loin des verrous qui nouent le ventre. Une maison où les ombres sont belles avec le soleil. Les enfants y rient et virevoltent quand le souffle est là malgré les plaies. Mais le souffle a tant de visages trompeurs. Celui des fatigues en soi et en l'autre. Celui "qui serpente" et a des constrictions, éteignant la voix noyée par les chagrins, creusant "le centre du chaos de la bouche".
Alors, cracher le silence. Le silence des insectes qui grésillent dans la gorge. Des mots peut-être, aux ailes froissées, qui se débattent entre les mauvais plis des peaux mortes. Des gestes coupés à la racine. Ceux de la douleur jusqu'à la dépossession de soi comme dans Lol V. Stein de Marguerite Duras, jusqu'au vide. Mais ce silence, parfois, est aussi une grâce. Il se change en désir de mots et de musiques. Il conduit à danser, à "danser l'instant". Et c'est toute une volonté, dans l'immédiateté de vivre.
L'écriture d'Elodie Loustau, à bas bruit ou dans le cri au bord de la suffocation, va et vient entre l'éther où le sujet s'abolit et l'obstination où il se ressaisit dans les passages en italique. Et "la lumière [vient] dans l'éclatement de la parole". Pour dire l'universel de la perte.
Extraits :
Attends-moi. Déjà, tu veux saisir l'instant.
De ta main tu veux saisir, de ta bouche.
Au bout de cette corde, je vois ta lueur.
La peur du creux. Peur accrochée à ta rage.
Ventre ouvert à l'incertitude.
La lumière dans l'éclatement de la parole.
*
plus haute
dans la chambre
au jardin
brûler le souffle
ni visage
ni murmure
ni déchirement
*
Il m'a vue. Il y a si longtemps. Il m'a vue.
Hier. Il m'a vue.
Demain. Il m'a vue.
Dans le vide de la chair. Il a regardé.
Il n'a pourtant pas vu, la disparition de la peau
l'écroulement.
*
il a ouvert la mémoire
il a vu la lampe
les os éclairés ont percé la solitude
il a pu lire l'annonce de la violence
avoir peur
il a vu l'Absente
dans les yeux qui se regardent
*
Cracher le silence d'Elodie Loustau, qui cueille les mots à l'estomac, est publié par Rosa canina éditions. Il coûte 18 €.
Elodie Loustau est membre du collectif de poésie Pour Le Moment.
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