samedi 18 mai 2024

Revue Dissonances, N°46, fragile


La fragilité est peut-être ce qui caractérise le mieux le monde et l'humanité. Le développement sans précédent des sciences et des technologies depuis deux siècles ne change rien à l'affaire. La pandémie de coronavirus et les débordements climatiques l'ont sévèrement rappelé aux orgueilleux.

Dans sa 46ème livraison, la revue Dissonances (à but non objectif) aborde le sujet avec à la une ce vers de Jean Tardieu : "Les hommes cherchent la lumière dans un jardin fragile où frissonnent les couleurs". Comment les saisir ? Avec quelles savoirs et quelles ignorances ?

Dans Fragilité du bricoleur, Jean-Pierre Petit a l'humilité du philosophe devant l'immensité précaire. Les pyramides "grignotées comme des biscottes par les vents du désert" résistent-elles vraiment mieux aux éléments que l'appartement à rénover où même le "professionnel" lucide doute de son savoir-faire ?


Fragilité aussi de la finitude dans Avril-cancer de Jean-Paul Bota. "Je parle un mal couvant depuis quand dans la poitrine de h / Quelle armée la défie hissées ses troupes à la colline mammaire". Et dans l'attente tentaculaire à l'hôpital au H majuscule, l'initiale du prénom de la patiente est tellement minuscule.

Nathalie Palayet, dans Cette gare-là, nous livre une autre mesure de l'attente. Quelle est cette femme enceinte dont l'équilibre est "instable", forcément instable ? Et voilà qu'un filet de pommes de terre, qui "ne glisse pas", conduit l'imagination à "voir des présages et lire des destins. L'enfant à naître saura résister à la vie trop fragile.

Fragile comme le verre brisé sur un carrelage. Les lois de l'attraction universelle sont implacable et Mehdi Prévot, en son Allégorie d'une chute, brandit son poème éparpillé à la face des étoiles. Il rêve de brisures qui mèneraient à "l'accroissement" plutôt qu'à "l'anéantissement". Avec "le droit de ne plus jamais servir à RIEN". 


Anna Ayanoglou, créature des marais en sa hutte "qui s'écroule à la moindre brise", dénonce la dépression, ce mot bidon qui "ne dit rien du crâne plein de représailles". Et se demande jusqu'où irait l'indifférence d'autrui [si elle se mettait à hurler dans un café]. Avec cette question corollaire : qu'est-ce que la santé mentale ? 

Et qu'est-ce que la langue, cette bredouilleuse "pulvérisée avant même d'exister" ? Damien Bianco, dans Ma langue est fragile, n'a évidemment pas la réponse. "La belle syntaxe, fluide" sans cesse se dérobe à l'entendement. N'en reste "que des miettes" impuissantes à dire "les bébêtes qui grattent" les phrases... et la tête.

Et le Discours métaphysique d'Antoine Brazier sur les choses en est d'autant plus difficile. Aucune matière ne peut remonter le temps et retrouver l'intégrité originelle. Une assiette brisée restera toujours brisée. Il lui faudrait, pour ce chemin à rebours, un être intérieur, mu par un désir puis une volonté, voire une transcendance.  

Parmi les contributions, le lecteur remarquera également celles de Pierre Gondran dit Remoux qui enterre ses joies simples dans une forêt et le rire jaune de Théo Perrache qui dénonce l'ostracisme subi par les jeunes homosexuels.

A lire encore dans la revue : un entretien avec Jacques Cauda dont l'humour a bien des fêlures, ce qui ne l'empêche pas d'admirer "la nudité des femmes et la beauté des chats". Puis, après quelques pages consacrées à des recensions (romans et recueils), Jean-Christophe Belleveaux nous livre sa "dyschronie" de l'hiver 2023 : tempêtes et séismes, invasions d'insectes destructeurs, petits ridicules et grandes abjections des hommes sans consistance. Avec ce message trop souvent passé à la trappe : "Questionnez les choses, les idées, creusez et doutez, n'acceptez pas a priori le rata quotidien." 

Saluons enfin le remarquable parcours photographique en noir en blanc d'Edith Landau. De la figuration concrète à la figuration abstraite, les deux s'entremêlant, l'artiste questionne aussi bien la réalité cachée des corps que celle des suspens de la matière. Et le regard, fragile, de s'approcher de l'insaisissable au cœur même du visible.

Ce 46ème numéro de Dissonances (64 pages grand format, 8 €) est une incontestable réussite. Le suivant est déjà en route. Il aura pour thème "Après l'orage" et sera mis en image par Cédric Merland, avec talent, nous n'en doutons pas. Les auteurs peuvent adresser leurs inédits (2 propositions, chacune n'excédant pas 9000 signes) avant le 24 juillet.

 

Photographies d'Edith Landau

Il y a également un texte de votre serviteur dans la revue.

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