vendredi 14 juin 2024

Julie Nakache, Entre chiens et louves

Dans son recueil Entre chiens et louves, Julie Nakache revisite la figure universelle de la femme dans toutes ses représentations. Celle de l'amante et de l'aimante. De la mère et de la fille. Dans les entrailles du ventre et de la terre comme sous le mystère des étoiles où vont les fleuves et les forêts, les beautés et les laideurs. Mais comment déchiffrer l'énigme des visages parmi tant de tumultes ? Nul ne sait jamais vraiment comment faire la part de l'ombre et de la lumière, du dedans et du dehors. Souvent les fracas de l'amour ressemblent aux fracas de la mort.

Et le lecteur est terrassé  par les questions sans apprêt que pose Julie Nakache. "Quand ai-je appris que tu étais toi et que j'étais moi ?" "Mère, dis-moi dans quel pays secourt-on les pierres ?" "En mémoire de quelle chute jouons-nous sous la terre ?" Quoi perdre - qui perdre sinon soi ?" Une intuition murmure à l'oreille du chroniqueur que Julie Nakache lit et relit Edmond Jabès. "On taille les pierres, comme on taille sa mort.", écrit-il. "On se libère de l'ombre comme le chien de sa chaîne", lui répond-elle. La mystique de la matière et la mystique de l'esprit n'ont pas fini de déborder le grand livre des questions. 

Et notamment celle des corps abandonnés à la dévoration. Par la bouche et par le ventre. "Je mange les étoiles", note l'auteure cependant qu'un "chien mange le ciel". Les fleurs n'échappent pas davantage à la manducation. Mâcher, croquer, avaler, prendre en soi la substance des racines, unir ainsi le mort au vif, le vif au mort. Et le sang devient une idée qui rassemble l'épars. "Les genoux et la peau écorchés" embrassent "les croûtes de terre", lient le feu à l'eau et les déserts aux forêts. Il est la métaphysique de la connaissance d'avant le monde et d'après, dans le même flux, la même blessure, la même corruption. En exergue, Julie Nakache cite ces mots de Louise Glück :" Peut-être, lorsqu'on commence, n'y a-t-il que des fins."

Les mères en sont qui sait les ouvrières. Elles qui [recyclent - inventent - imaginent - fabriquent - façonnent]. Bibliques ou talmudiques, elles se dressent contre "les ruines de la maternité... les décombres de l'enfance". Le chantier de l'altérité résiste mal à l'épouvante. Partout des enfants dont on fait des bombes. Partout des "jeunes filles assassinées" et aucune magie ne les ressuscitera. Les blés mêmes, allégories habituellement fécondes, se couchent sous le poids des outrages. Qui les relèvera ?

Et Julie Nakache d'en appeler à la figure de l'homme ! Il n'a pas de nom venu des grands récits inauguraux mais il est majuscule. Comme celui de l'Histoire aux astres ténébreux. Il laisse l'amour et la mort sans voix quoi qu'il dise : " . ___ . ___ . ___ . ___ . ___ . ___ . ___ . ___ ." Point trait. Point trait. Ô solitude dans les affres de la nuit, avec "le sale et le sauvage"! Alors partir, tant d'errants l'ont fait déjà, "dans l'hiver et le bruit des saisons... dans la sueur et le souffle". Partir sans revenir, avec ce qui tient encore de la vie quand les morts durent si longtemps. Et cette ultime question qui hante le visage : "Parvient-on jamais à se défaire de la nuit ?"

L'écriture de Julie Nakache, en sa simplicité incantatoire, se prêterait indéniablement  à la mise en scène, avec des voix in et des voix off. Emaillée de nombreux motifs allégoriques, elle s'augmenterait au mieux d'une immersion dans plusieurs champs visuels et sonores (peuples errants, bêtes en meute / murmures de source ou clapots de rivière / vent sur des frondaisons / cœurs qui battent et ventres qui frémissent. Cependant qu'une bande passante en écriture digitale reproduirait la litanie des questions. A l'opposé, le texte nu sur un plateau nu, pour s'approcher au plus près du dépouillement et de sa fragilité, serait tout aussi émouvant. 

Extraits :

Nous risquons la terre

Nous risquons les plaines

les montagnes et les mers

Nous risquons l'amour

Nous risquons les cœurs 

Depuis que nous exposons nos corps

*

La vie s'arrache comme une mauvaise herbe

Les fleurs se couchent avant de mourir

Aller aux morts comme on va à la mer

*

Vivre dans une saison les larmes de la mère

Parce que l'hiver

Parce que la chute d'une feuille

Parce que l'herbe brûlée

*

Faire l'amour avec les ombres et les fantômes

avec les flammes et le feu

le sang et la cendre

 

Faire l'amour avec les mortes avec les morts

faire l'amour

 

Toujours rester vivante

et écouter le bruit de la terre qui monte

 

Entre chiens et louves de Julie Nakache est accompagné des visuels de Kolet Goyhenetche, au trait parfois munchien. Il est publié aux éditions Exopotamie et coûte 17 €. Un très beau livre. 

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