De toute évidence, donc de toute opacité, Maud Thiria n'est pas à tu et à toi avec ce qui la hante. Dans son recueil Trouée, le corps est aussi suffoqué que la parole. De qui est-il le sujet ? De quoi est-il l'objet ? "La chair mutilée" ne peut pas dire. "La trachée retranchée" étouffe. [Les mots tombent comme des mouches mort-nés sans nom encore].
Le lecteur sensible aux occurrences relève 14 fois le mot miette et ses déclinaisons dans le texte. Puis 10 fois le mot coule. Ni les humeurs ni les suints ne tiennent ensemble les viscères et les peaux, les visages. Quand le vide à l'intérieur du ventre engloutit jusqu'à la langue. "vers quel mot / tendre / quel mot placenta / gluant de noir et de vie", écrit Maud Thiria. Le placenta, ce bas morceau qu'on abandonne aux chiens parmi les immondices. Cette répugnance-là et son "je sacrifié", mais vivante, vers laquelle il faudrait pouvoir retourner. Ce je empêché de naître (une seule occurrence) qui empêche de rêver à la mère (3 occurrences). Cette mère dont on voudrait embrasser l'image malgré "le cordon enroulé / en tas mort".
Et le lecteur s'égare dans les images qui le terrassent. Des images du dehors, inventées comme dans un roman noir ou relevées dans quelques faits divers. Un corps de femme prisonnier à perpétuité du mal qu'on lui a infligé au fond d'une chambre close. Et des images du dedans, exhumées du puits des âges, superposent leur épouvante à leur épouvante, où se projette la monstruosité du soi...
Au jeu des appariements littéraires, la figure de Bernard Noël apparaît dès l'exergue en vis-à-vis du premier poème : "un double dis-tu coupé à moi-même... visage sans aucun trait l'épaisseur peut-être du silence". Le chroniqueur fasciné autant que désemparé retrouve Extraits du corps, lu il y a cinquante ans. Et c'est la même fièvre interloquée dans le miroir des écritures. "Mon corps est à recommencer", écrit Bernard Noël. "Te créer des images pour rester vivante", écrit Maud Thiria. "Noué à moi-même, je suce mon intérieur, je me vide en moi.", ajoute Bernard Noël. Et Maud Thiria, dans le cachot de son ventre : "le vide ne répond plus / de ses mots / la langue n'a plus assez / de salive". Du corps agissant au corps subissant, comment faire la part du vide ? Et quelles images pour le déborder ? A défaut de recommencement, une réparation est-elle seulement possible et jusqu'à quel point après le supplice ?
Enfin, il pourrait être intéressant de recourir au jeu des occurrences absentes. Pourquoi l'auteure n'a pas employé les mots détresse et solitude ? Le lecteur imagine qu'ils sont davantage mort-nés que les autres et que, n'ayant pas encore de nom, ils se désignent dans le silence. Un silence noir, forcément noir. Assourdi par la meute des chimères.
Extraits :
tu chair rongée
enfermée muette
antre d'ongles
noircis à force
griffes humides devenues
grotte du corps
tranchée
*
écrire
le dépeuplé
chambre à fenêtre sale
corps
que plus rien n'ouvre
ni attaches
ni poignées
écrire pleins et déliés
là où le vide te lie
écrire en vrac
en vrille
- suivre un chemin de miettes
abandonnées -
*
ventre trou
cœur trou
sans plus de bouche pour
crier
de membres pour se
défendre courir échapper
seulement ne plus bouger
juste cet ordre mental
instinct animal
yeux vitreux bouche ouverte
corps raidi
faire la morte
*
tu es le visage
arraché à la nuit
ombre de tête
langue et front mêlés
lente saveur d'oubli
de salive et d'os
magma
boue propice aux larmes
le noir crie quand pénètre la lumière
- métal cuisant des souvenirs
en brèche -
œil crevé parlant
leur langue
oubliée
*
Trouée de Maud Thiria, avec une photographie de Véronique Lanycia en couverture, est publié aux éditions LansKine. Il coûte 14 €.
NB : Dans Extraits du corps, Bernard Noël n'emploie pas non plus le mot détresse et une seule fois le mot solitude juste avant la fin du recueil.
A lire aussi sur ce blog, la chronique de Falaise au ventre, de la même auteure et chez le même éditeur (20 mai 2023)
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