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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

lundi 26 août 2024

Grégory Rateau, Le Pays incertain


Un pays incertain, avec ses frontières floues, ne procure aucun lieu sûr, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Le théâtre des représentations de soi et des autres  y produit des images dont les contours troublent le tain des miroirs. Le Pays incertain de Grégory Rateau ne déroge pas aux lois physiques et métaphysiques de cette géographie du délitement des perceptions et des émotions insécures.

Dans La Petite Epopée, longue prose ajourée de quelques vers, l’auteur remonte le cours des solitudes mal partagées de l’adolescence. « Confrérie par défaut, Compagnons des looseries sans fin », écrit-il en contemplant la crasse des latrines qui n’ont pas la fraîcheur de celles du poète de sept ans. Même la liberté est sous surveillance dans la suffocation des brumes. Une quête hors les murs est-elle seulement possible quand les sens ne trouvent plus de sens ? Grégory Rateau se retourne contre l’image des mères. Comment leur dire que l’amour s’est désaccordé et que le désir se trouve « de l’autre côté » ?

L’autre côté est ici celui de la parole insurgée. L’étau des incarnations symboliques « du prêtre martyr de 1789 au Jedi défroqué » a généré trop de colère dans la psyché piétinée. Le temps est venu d’échapper au périphérique, d’aller de l’avant. Mais se déprendre d’un passé pour se saisir d’un futur n’est-il pas un leurre de plus dans le pays des lignes improbables ? Sous quels horizons les « semelles en partance » vont-elles conduire le poète si son « paquetage » est lesté de signes trop lourds ? L’errance révèle peut-être son objet dans le retour vers le lieu de l’origine. Le poète à « l’argot adulescent » renaît dans les plis de [sa] ville » et se compose un visage de lunettes noires. Il avoue les pensées ressentimistes qui ont étouffé son avenir, ces « avatars de ce moi égaré sur les routes du non-lieu ».

Dans le deuxième mouvement du texte, intitulé En compagnie de Prevel, Grégory Rateau nous livre un exercice d’admiration pour ce poète assigné à la marge. De recueil en recueil, l’auteur s’identifie, nolens volens, aux dedischados du petit marquisat des lettres. En son pays incertain où les tours s’abolissent, qui sont les ennemis qui l’assiègent ? L’enfer est-il seulement celui des autres ? Eternelle question sans réponse, éternel creuset des arts où la faim, toujours, reste sur sa faim.

S’en suit une courte prose intitulée Mes souhaits. « Je voudrais que les murs implosent, que la langue prenne le grand air, loin des regards hypocrites, de cette scène minuscule aux planches factices, qu’elle se fasse enfin la  malle… ». La substance qui manque aux rêves et empêche la parole meurtrit la conscience. Dans les coulisses des représentations, les dés sont pipés et même confisqués. Comment devenir, un tant soit peu, maître du jeu ? Non pas seul mais avec tous ces autres amputés du savoir dont le feu éclaire la mémoire enfouie avant que d’éclore « dans un ailleurs à réinventer ». Grégory Rateau construit et reconstruit ses souvenirs de « paria de naissance ». La famille est un peuple de chimères dans un puits sans margelle. Aucun appui n’y retient vraiment la chute. Alors ces mots, poignants : « Je voudrais que les mères, les pères, les fils et leurs filles, puissent s’asseoir tous ensemble pour regarder le jour sans sourciller, sans se brûler les paupières… ». Et trouver de quoi alléger la malle qu’on traîne comme un boulet, qui hante et que l’on hante.

Dans la rue est le plus long dépli du recueil. Le monde incertain sans tain déborde « du cadre ». La confusion des espaces du dehors et du dedans égare le regard. « le sens même des choses s’évapore ». La réalité est liquide sous le ciel chauve. Seuls persistent encore les souvenirs tenaillés des enfances. Le « prêchi-prêcha des mères civilisées » couvre si mal le bris « des assiettes à la volée ». Des visions hallucinatoires comme Goya en peignait dans la Quinta del Sordo saignent de nouveau les vieilles ténèbres. « toutes ces gueules d’édentés / futurs tueurs d’éternité / leurs rires aussi colorés que le vice ». Le poème s’en ressent qui martèle les mots enchaînés. Dans quel repli les défaire pour apprivoiser ceux qui sauvent ? A qui les offrir ? A un autre poète, parti de l’autre côté dont on ne revient jamais : Xavier Girot*. L’arpenteur fiévreux des « villes intérieures » écrivit à son ami une dernière lettre avant de franchir les lignes de l’inconnaissable. Grégory Rateau lui écrit aussi, instaure un rapport intime triangulaire, à peine moins tourmenté que le cercle de famille. « Je est un Autre et pourtant ton ami ». Passent les mêmes « banlieues trop lugubres » et « les dos ronds… au bahut des origines ». La même impuissance « pour coloniser le ciel ». Avec, et le lecteur s’en émeut, le même dégoût de soi.

Extraits :

VOUS qui jugez les uns de vos triples hauteurs, ces jeunes illusionnés fraîchement débarqués. Avec les mêmes rires glauques vous condamnez. De vos trônes empaillés, la flamme n'attend plus que l'étincelle pour exulter ; dans les couloirs vermoulus de vos sociétés secrètes où l'on distribue bons points, diplômes en vacuité, d'une main lâche vous frappez ! Préparant bien en avance vos éloges funèbres et forçant le destin parfois quand le goût du sang monte à la bouche, devient trop prégnant.

*

Tu donnes tout

à l'avenir

même les entailles

les marques à la craie

mais la place d'en face

est toujours vide

les rires sont bien là eux

tout autour

ils te brusquent

te montrent du doigt

jusqu'au sourire forcé

tu repenses alors

à cette longue pluie

à la mer qui

la recueillait toute entière

au rire plein de celle

qui ne fera plus de vague

*

Traverser une autre éclipse. Ne plus contenir la bête.

    Des ombres voilà tout ce qui bruisse,

    sans qu'aucune figure ne s'imprime.

Rien ne dure, tout glisse, ainsi va ma colère.

    (Ré)écrire pour ceux qui n'existent pas encore.

Œuvrer à contre-temps par-delà ce présent conjugué au passé.

    Souffrir pour accumuler du dire dans le refus de la souillure.

Privé des basses besognes des adultes. Sans

hypocrisie à opposer au ciel.

    Traîner du pied pour me maintenir au chaud

    dans les sables des vivants


Dans son poème Enfance III, Rimbaud observe : « il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. » Grégory Rateau, au bord de la quarantaine, cherche à étancher et sa faim et sa soif d’absolu. Ici-bas dans le visible comme par-delà les nuages dans l’invisible. Huit recueils ont paru depuis 2020. Un deuxième roman verra le jour en 2025. Les maquignons de la culture assise ne songent plus trop à étriller l’auteur et c’est heureux. Le cercle de ses lecteurs, lui, reste un lieu sûr.

Le Pays incertain est publié aux éditions La rumeur libre avec un émouvant avant-dire d’Alain Roussel. Il coûte 17 €.

Dominique Boudou

*Xavier Girot s’est donné la mort à 20 ans en 1981. Ses recueils Villes intérieures et Que les ciels s’éteignent sont disponibles aux éditions RAZ.

Trois autres recueils de Grégory Rateau sont chroniqués sur ce blog : Conspiration du réel, Imprécations nocturnes et De mon sous-sol.

 

2 commentaires:

  1. orane13@orange.frlundi, 30 septembre, 2024

    tout cela tourne en rond et la soif d'absolu est des plus superficielles

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  2. Merci camarade Dominique Boudou. Ça porte car tu as déjà un commentaire négatif sous ta note de lecture d'un aigri qui attaque ma soif d'absolu. "Superficielle" elle serait et son auteur avec et oui je suis comme tout le monde, la superficialité nous guette tous. C'est précisément pour cette raison que l'on se tourne vers la création, pour y tendre à faire ressortir (peut-être) la meilleure partie de nous-mêmes. Visiblement je dérange encore et c'est bon signe. Qu'ils retournent aux oiseaux et aux forêts s'ils préfèrent, à leur lyrisme de carte postale jaunissante, j'en ai beaucoup traversé moi-même ici et ailleurs et sans en faire tout un poème. Cela me rappelle ce lâche sous pseudo qui avait mis tous les jeunes auteurs (dont Boure et Falmares) dans le même panier dans une critique sur le net concernant l'anthologie Seghers (les attaques se multipliant car tout le monde voulait évidemment en être) en prenant soin ensuite de retirer quelques noms (dont Picot et Mouton) pour la proposer à Traversée en caressant les vieilles gloires au passage, les Assis et leur absence totale de prise de risques, une révision de dernière minute destinée sans doute à ne pas se mettre certains éditeurs à dos. Oui du courage il en faut pour garder son intégrité et son identité, pour signer de son propre nom, pour porter aussi la flamme de ses lectures et de son vécu !

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