vendredi 13 septembre 2024

Pierre Gondran dit Remoux, Banc

 


Diogène de Sinope, dit-on, entretenait sa philosophie dans la jarre qui abritait son sommeil. Pierre Gondran dit Remoux entretient la sienne avec l’homme seul sur un banc. Il en nomme chaque latte, comme on nomme chaque os d’un squelette. Il y a celle de Leibniz et celle de Deleuze. Puis, la philosophie n’étant heureusement pas réservée aux philosophes, il y a celles de Verne, Artaud, Ernst et Dubuffet, de Bonnier aussi, qui était botaniste.

Banc est pourtant bien un recueil de poésie. Au fil de ses pensées souvent rapportées sur le ton de la conversation, l’homme gratte de son ongle deux cents centimètres carrés de peinture. Seulement ce mouvement-là, de l’ongle, qu’il faudrait arrêter. Et ce n’est pas si simple. « On a toujours du mal à arrêter les choses / pourtant tout est arrêté / dans ma vie », écrit Pierre Gondran dit Remoux. « un arrêt en mouvement ». Avec ses bougés, ses flous. Et c’est pareil pour tout le monde. Le flux contient et déborde la stase qui contient et déborde le flux. Le poète philosophe questionne le corps, les yeux notamment dont il précise la fonction musculaire oculomotrice. Einstein disait penser avec ses muscles. Pierre Gondran dit Remoux, avec le secours de Leibniz, cherche à établir la part de ce qui est perçu et celle de ce qui est aperçu. Lesquelles ne se mesurent pas en centimètres carrés. Et il écrit : « le corps fait la conscience finalement / fais taire le corps et la conscience s’effondre ». Mais qu’en est-il vraiment d’elle, alors que l’ongle continue à gratter la peinture du banc ? Ce qui est perçu des bas bruits du corps et du monde ne fait pas grand-chose à l’affaire. Il est même préférable de les laisser dans le flou, de ne pas les conscientiser. Les petits brins d’herbe dans un parc, les bords des trottoirs et le poète lui-même ne s’en portent que mieux. Dans le flottement de l’impensé, comme les ombres à la dérive et le vent dans les feuilles. Comme une « monade de base ».

De la latte de dossier à la première latte d’assise, un autre grattage s’opère et l’homme seul se demande s’il ne devrait pas choisir un autre doigt. Pour mieux philosopher peut-être. Wittgenstein, qui ne manquait pas d’humour, disait qu’il ne pouvait le faire qu’avec les deux jambes. Question d’équilibre, ou d’assiette à la façon cavalière. Mais le poète s’en va farfouiller du côté de chez Ernst et Dubuffet. Le grattage devient un frottage qui relève les empreintes des traces et des formes. Il suffit de poser une feuille de papier sur un bout du banc et de la frotter avec un crayon. Dans un sens ou dans l’autre. En appuyant plus ou moins fortement. C’est affaire de geste. Et de volonté. Pierre Gondran dit Remoux laisse apparaître sous son frottis des fleurs rouge et bleu. Parfois, il choisit de leur imprimer la mémoire du banc que l’âge a fissuré. Il s’adonne aussi au « geste minimal » de la figuration abstraite et lui invente un « en-deçà ». Comme un écho à la situation de l’homme seul que personne ne veut regarder. C’est dans ce refus du regard qu’il existe. A peine moins qu’autre chose. Et il loge tout entier dans ses gestes ; c’est là son domicile. Les gestes de l’errant, les gestes du fou. Qui même abstraits n’en sont pas moins des figurations.

Lorsque les nécessités ordinaires dépendent d’un sac à dos, l’homme seul éprouve l’expérience du contenu et du contenant, des parties qui excèdent le tout. Alors il plie, déplie, replie. Ses linges et ses vêtements, ses papiers. Et sa pensée encore, souterraine comme un rhizome, tutoie celle de Deleuze. Un chemin parmi d’autres pour remettre à la question les monades leibniziennes, en feuilletant des plis qui « se répondent les uns les autres » jusqu’à l’infini. Et Pierre Gondran dit Remoux invente le personnage du plieur. La tentation de réitérer le pli inaugural peut le conduire à la compulsion. Le désir d’y vérifier une preuve de son existence (je plie donc je suis) le rendra malade. Le feuilletage des plis, « c’est du langage » dans la tête et les mains. Les voix intérieures ont le vertige « des terres vierges » par-delà les barrières de la ville. [Aller à friche et penser en friche], écrit le poète épris de botanique et amoureux des stolons qui ont dans l’errance des émois racinaires.

Et voilà qu’Artaud rejoint Deleuze sur la troisième latte d’assise du banc. Le corps de nouveau est questionné. Ce corps qui est perçu mais pas aperçu. Ce corps dont les fonctions physiologiques (manger déféquer dormir) sont déniées. « la fonction est là mais importe peu / elle importe si peu / que je suis / le corps sans organes », écrit Pierre Gondran dit Remoux. Quelques sensations demeurent, fugitives, du bras et de la main, de « micro-cils à l’oreille et aux poumons ». Quant au langage articulé, il est futile. La seule issue réside dans le corps sans organes qui « peut être habité avec une grande liberté ».  Des « bouffées d’ailleurs » le traversent comme des excrétions corticales, à l’écart des machineries anatomiques. Tenir devient possible contre [les intempéries les salauds les humiliations]. « est-ce cela la précarité ? / le corps sans organes, en danger », conclut le poète.

Il y a aussi deux livres dans le sac à dos de l’homme seul. Dont Voyage au centre de la Terre. Les pages ne tiennent plus ensemble, le dos perclus se défait. Une nouvelle vie est-elle possible si le contenu du sac se fossilise en ses replis ? Quelle porte s’ouvre à l’imaginaire quand l’hubris de la science est déconstruit par l’étourdissement de vivre ? « chanceler dans l’imaginaire / parfois / pour mieux vivre au monde stable », note le poète. Le temps et l’espace sont fragiles d’être trop vastes. Le ventre de la Terre est un monde fermé dont les limites sauvent du vertige. Et hommage est rendu à Jules Verne : [En explorant les mondes extraordinaires il les fait entrer dans l’ordinaire. En recensant minéraux et animaux, humains et végétaux, il les nomme et les fait nôtres.] « le roman-voyage / est devenu / un roman-maison ».

Enfin, Pierre Gondran dit Remoux évoque le piètement du banc. Il ne tiendrait pas sans lui, l’homme seul non plus, qu’il marche ou qu’il pense. Il se souvient de l’ouvrage de Gaston Bonnier qui a répertorié la Flore complète portative de la France, de la Suisse et de la Belgique. Il se souvient qu’il lui [a beaucoup servi dans ses autres vies]. Et le poète, gourmand du nom des plantes autant que des plantes elles-mêmes, en déplie le vocabulaire qui fait rêver le profane : orchis du causse et lys martagon, pariétaires, cardamines, bourrache et prêles au ruisseau. Parfois, il le renomme : herbe-de-peu, pauvre-laiteux. Et le regard s’attarde aux entours du banc qui échappent au désherbage. La vie est là, interstitielle, qui résiste. Avec ses graines offertes. Mauvaises herbes et mauvaises graines. Ce jugement qui condamne l’humain comme il condamne les végétaux. L’homme seul est « un jardinier hirsute / aux gants de sale / qui ne désherbe jamais ». Est-il une mauvaise graine ? Souhaite-t-il la voir germer quand reviendront les pluies d’avril ?

Extraits :

 au début j'ai fait une forme en grattant

une fleur

mais une fleur couleur vieux chêne

toute ridée de lignine orpheline de sa sève

c'était triste

alors depuis je fais dans l'abstrait

enfin, une surface que j'agrandis

c'est en deçà de l'abstrait

c'est rien qu'une surface qui grandit

une chose que les fesses

des gens auraient pu faire avec le temps

c'est mon geste qui compte, je suppose

un geste minimal en crochet grattant

important car je n'ai plus que ça

les gestes

*

le corps sans organes s'en fout

il n'offre pas de prise au jugement

il est un outil du quotidien pour survivre

au mépris du passant, de l'institution

il est une anarchie

il est une tête dure

il n'est plus un visage à fonction de visage

qu'on pourrait chercher à dé-visager

peine perdue !

le corps sans organes

peut être habité avec une grande liberté

Artaud crie cette liberté gagnée

mon corps est mon principe d'habitation

je n'habite rien d'autre que mon

propre corps

 

Banc de Pierre Gondran dit Remoux, entre humour et gravité, est un recueil à nul autre pareil. Son évocation de l’homme sans visage dont la vie persiste dans le mouvement de l’ongle qui gratte émeut profondément le lecteur. Il ne passera plus jamais de la même façon devant le corps de la misère dans un square. Son regard ne sera plus de ceux qui fuient et chassent. Il durera longtemps.

Le livre est publié aux éditions Aux cailloux des chemins. Il compte 96 pages et coûte 12 €.

Une version allégée de cette chronique paraîtra début janvier 2025 dans la revue Europe.

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