samedi 3 août 2024

Tamura Ryûichi, Le monde sans les mots, 1


En septembre 1945, le marin de deuxième classe Tamura Ryûichi est démobilisé. Il retourne à Ôtsuka, là où il est né en 1923 et a grandi. Mais il n'y a plus personne. Que des ruines écrasées de soleil et le vent, annonciateur d'un typhon, souffle de plus en plus fort. La folie des hommes et la fureur des éléments dans la même vision chavirée.

Dans le premier ensemble [du ] Monde sans les mots, intitulé Quatre mille jours et nuits, Tamura Ryûichi écrit : "Je suis né au temps de la première Grande Guerre, mort assurément avec la seconde". Comment alors concevoir l'expérience humaine ? Est-elle seulement possible si l'âme du Japon n'est plus qu'un spectre ? "Sur cette terre nous n'avons pas de tombe pour loger nos cadavres", écrit le poète dans son poème Cercueil en pied. Il n'y a plus d'individus, seulement des masses réduites à "des statistiques de peur", "des informations de crise". Le lecteur pensera forcément à l'épouvante nucléaire qui a changé à tout jamais la perception du vivant sur toute la planète. Le vivant des choses comme celui des pensées. Le poète ne la nomme pas puisqu'elle est innommable et conduit encore aujourd'hui bien des Japonais à se demander si leur île existe vraiment.  Et même la neige a l'odeur du sang.

Extraits :

Je vois une chose noire

Si tu ne la vois pas    et

Si le monde n'était qu'une infime quantité de poison

Par un jour de pluie la chose noire esseulée se mouille

Lorsque le Temps périt

La mort remplie du sens de la mort est une chair

Elle luira sans doute pour toi

*

 Vous ne porterez pas la main sur mon cadavre

Vos mains

Ne peuvent toucher la "mort"

Mon cadavre

Mêlez-le à la foule

Qu'il soit battu par la pluie !

        Nous n'avons pas de mains

        Nous n'avons pas de mains pour toucher la mort

*

A l'écoute de cette voix

J'enfanterai finalement une mère

A l'écoute de cette voix

Nos cadavres assailliront les vautours

A l'écoute de cette voix

La mère enfantera la mort

 

Et cependant tout n'est pas perdu, avec et sans les mots. Ces Quatre mille jours et nuits, titre très métaphysique, correspondent aux dix années endurées après la guerre. En 1961, Tamura Ryûichi part vivre dans la montagne, loin de Tokyo qui a perdu son identité. Sa traductrice, Karine Marcelle Arneodo observe : "Avec ce recueil, le poète a sans conteste touché à un absolu, mais il s'est aussi engagé sur une voie qui était inextricable pour la poésie. Il était donc bien naturel que Tamura ressente à un certain moment, avec l'évolution et la normalisation que connaissait la société japonaise d'après-guerre, la nécessité d'opérer un renversement en exposant sa poésie  à la reprise d'un dialogue avec le monde extérieur."

Le monde sans les mots de Tamura Ryûichi est publié aux éditions La Barque avec une photo pleine page de l'auteur en quatrième de couverture. L'ouvrage compte 176 pages et coûte 26 €.

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