Depuis l'essor du machinisme à la fin du Moyen-Âge et son développement accéléré du dix-huitième siècle à aujourd'hui, de nombreux penseurs ont bouté l'âme hors de leurs considérations. Le corps est un ensemble de machines mues par impulsion électrique cérébrale. La mécanique des fluides appliquée à celle des humeurs concerne aussi la médecine dans la mesure de la pression artérielle notamment. La linguistique, avec ses combinaisons et ses articulations, s'inscrit au vingtième siècle dans le cadre strict de la rationalité, loin de toute affèterie psychologique.
Le numéro 11 de Revu s'intitule Hydraulique usinage des sentiments liquides par découpe abrasive. Dans son édito, la rédaction présente les poètes et artistes invités comme des [compagnons, manœuvres, chevilles ouvrières, mettant l'artisanat et l'art sur un gigantesque plan de travail, schématisant parfois moulinant beaucoup].
Pierre Gondran dit Remoux est un poète qui mobilise toute son ingénierie dans ses Vers compressés. Il faut veiller à la pression de saturation dans la chambre de chauffe, la marge d'erreur ne devant pas excéder quelques micromètres. La poésie ne saurait en effet se contenter de l'à peu près des mauvais faiseurs.
La dispute de Rémi Letourneur se tient dans un lavomatique où la langue des parents s'efface lentement, submergée par le tambour qui vibrionne. Et "l'enfant sage et sans linge", rendu à sa nudité inaugurale, peut enfin chanter "des mots qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer -encore- contre les cordes à linge.
Alix Lerasle a aussi des comptes à régler avec les mères en "béton armé" et les pères [évaporés depuis longtemps]. Ne reste du saccage que des flaques. des glaçons. des épines. Le "frère de glace" deviendra-t-il plus dur que la mère ? Et l'auteure, [buisson d'épines raboteux et tordu], surtout qu'elle ne dérange rien...
Dans Une langue me transperce le cœur, Philippe Savet a bien des bégaiements en son ventre. Lui aussi est tordu. C'est que la langue "n'a pas d'yeux pour voir la plaie". Les mots ont "un défaut de fabrication". Ils sont "moites et visqueux commune morve commune traînée traînée métallique". Tant de limaille à abraser pour exister un peu !
Les tracas du corps sont légion dans le mouvement du sang et de l'eau. Thomas D. Lamoureux éprouve force pâtiments en ses reins qui sécrètent des pierres. "Les calculs sont comme des grains de ruine", écrit-il dans Un petit peu quelque chose. Donc un presque rien nonobstant le désabus des pleurs.
Enfin, Camille Bresch invite le lecteur à composer ses propres vers avec son Installation hydro-poétique. Un "limiteur de pression", associé à un "distributeur", saura mieux dire que les métaphores abîmées par le cholestérol "l'irrésolution" des caractères, les embarras de "l'inquiétude". Si la pompe du cœur n'est pas bouchée.
Revu consacre plusieurs pages à six interprètes de la poésie persane du vingtième siècle, intitulées Chansons d'Iran. Elles sont présentées en bilingue et accompagnées d'un QR code pour les écouter. Parmi elles, Delkash (1925-2004) et Viguen (1929-2003) dont le duo lyrique résiste dans toutes les mémoires. Autre célébrité, Simin Ghânem (1944-) et sa chanson déchirante La fleur en pot. "Mon cœur est un marais ! / Le ciel est nuageux, / Mais le soleil-fleur / À travers les branches du saule / A le cœur serré". En contrepoint, ces vers de la poétesse et comédienne Laura Tirandaz (1982-), En cinq mots Se souvenir d'une émeute (hiver 2022).
1/Le sang - Khoun
... Vous ne verrez jamais de vide
Les fenêtres s'ouvrent encore sur des fragments
Cercles brisés - des étés brûlants, des hivers rigoureux...
2/Les larmes - Ashk
... Un couple dans une voiture
un enfant couché à l'arrière
Nous voulons garder son corps
avant la cérémonie
Que personne ne nous l'enlève...
3/Le sommeil -Khâb
... Dans une des maisons, un mur blanc
Seule - une miniature
représente la fatigue après le combat...
4/Le cœur - Del
... Ce profil aperçu avant la mort
Il paraît que l'ombre d'un oiseau vous porte chance
Je ne sais même plus parler le langage des hommes
5/L'âme - Djân
... Fredon d'une chanson
elles seules savent faire avec peu de mots
le sang - khoun
le sommeil - khâb
les larmes - ashk
le cœur - del
l'âme - djân
La revue Revu étant sise à Laxou en Meurthe-et-Moselle, Hadrien Schmitt mitonne des vers saupoudrés de patois lorrain : "Béatons un instant / sur les sentilles / à baliveaux / Regarde ! Les feuillates hochent courtoisement / leurs naissantes pampilles / sur le floqué des ombres / Et les pindions ronronnent / sous le roulis des bois."
Le lecteur appréciera l'évocation de la revue L'Éphémère (1967-1972) animée notamment par Yves Bonnefoy, Paul Celan et Jacques Dupin. Son regard s'attardera également sur les images en noir et blanc signées Cécile A. Holdban et Marie Le Moigne.
La revue Revu est disponible à la commande sur son site associationrevu.com. Elle coûte 10 €
photo : Marie Le Moigne
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