Qu'elle paraisse dans son plus simple appareil ou parée de ses atours, la femme voile et dévoile à son su et son insu tout un appareil symbolique. Si, de surcroît, elle apparaît sur la scène d'un balcon situé près du regard, l'imaginaire déplie de multiples branles, des plus clairs aux plus opaques. Avec leurs délices tantôt tus tantôt révélés, ils incarnent le mystère de l'humain toujours recommencé.
Ainsi en va-t-il de La femme au balcon de Christophe Sanchez. Le narrateur habite à portée de ses gestes et de sa voix. Il la voit fumer, se vernir les ongles, boire une coupe, écrire sur un cahier. Il l'entend téléphoner et se disputer avec l'un de ses enfants ou son compagnon souvent absent. De temps en temps, c'est elle qui s'absente et tout est différent...
Dès l'incipit, le récit est teinté d'humour : "Ce n'est pas mentionné dans le bail mais la femme au balcon a été livrée avec les clés. Je ne l'ai pourtant pas inscrite dans l'état des lieux". Puis, plus loin : "C'est tout de même gênant d'avoir un fantôme aussi obsédant chez soi. Je me demande s'il est encore temps d'en avertir la gestionnaire de l'agence immobilière".
Le lecteur devine que cet humour ne tiendra guère. "Mais j'ai peur qu'elle me manque", avoue le narrateur. "Si elle ne revenait pas ?", ajoute-t-il. Et d'un balcon à l'autre, l'antichambre du désir imprègne le décor. La rue assiste et participe au spectacle. Sujet/objet. Objet/sujet ; la même antienne dans les scissures où le conscient livre combat à l'inconscient. Ça tremble. Ça crie. Ça assourdit. Ça. Ça. [Une scie circulaire longe le trottoir et vient s'écraser dans toutes les oreilles du quartier]. Puis vient quelque apaisement. Les voitures du dimanche ont les roues qui gambillent dans l'entre-deux de la lumière matinale. Ah ! "Laissons la rue à son travail de sape." Oublions les faux écrans des fumées. Tutoyons ! Tutoyons ! "Je t'ai vue avec ton homme sur le balcon... Tu cries ce matin et la rue ne réagit pas... Tu as peut-être remarqué que depuis plusieurs nuits je ne dors pas". Est-ce ainsi que les balcons se rapprochent et que les regards sont plus longs ? Comment tout ça finira-t-il, dans quel ailleurs, dans quelle intimité rêvée ? À l'évidence, le narrateur n'a pas toutes les clés.
La femme au balcon s'ouvre à un autre texte d'une cinquantaine de pages intitulé À la rue. Une suite qui va de soi et contre soi. Le paysage aussi est structuré comme un langage. La rue, en ses [lignes jonchées de mouvements] par terre et sur les toits, n'est peut-être qu'un "trompe-l'œil qui frôle l'âme. Un mirage qui permet une fuite possible sans trop se brûler". L'équilibre y chancèle devant les portes fermées. Les contours ne sont sûrs ni pour la fatigue ni pour le chat ni pour l'oiseau. Et que dit ce terrain vague au bout de la rue ? Elle "perd la mémoire", écrit Christophe Sanchez. À moins qu'elle verrouille les "mystères enfouis dans son creux". Elle est une personne qui joue à être un personnage ou un personnage qui joue à être une personne. La vie est un songe qui s'efface aussitôt qu'il apparaît. Avec ses peurs inaugurales qui fouaillent les entrailles.
Ce deuxième texte, souvent moins narratif que le précédent, parfois davantage poétique, montre une infinité de luisances (larme noire, traces de rouge à lèvres, casques orange, ballon arc-en-ciel, tuiles à travers le vert et le gris...) qui résonnent avec les bruits sur le bitume, contre les murs, au fond des cris. Cependant que le ballon n'en finit pas de rebondir. Un fantôme obsédant lui aussi. Comme la femme au balcon, dont l'image persiste longtemps. Insaisissable pourtant dans les "ombres et lumières" de la fiction.
Extraits :
Le mur d'en face s'éclaire. J'y vois chaque jour une lézarde de plus comme si la rue vieillissait à vue d'œil. Le balcon, lui, reste intact. Il est l'endroit où elle oublie les petits séismes de la nuit. Il est son refuge quand la pression se fait trop forte à l'intérieur, que les enfants l'agacent, que le manque étire sa peau jusqu'à en craquer et que de petits tremblements dans sa bouche appellent la cigarette.
Le visage de la femme au balcon s'éclaire. J'y vois chaque jour une ride de plus, bouffée après bouffée. Elle est devenue mon refuge. Je l'attends tous les matins, traque chaque changement de magnitude. Son corps, ses gestes sont devenus mon échelle de Richter, mon baromètre pour le jour qui vient.
*
Dans la rue, j'existe aussi. Entre bâillements et glissements. Dans l'agitation des allées et venues. Clair et obscur, à la fois cendres et neiges. Il ne s'agit pas de fondre. Seulement résister. Insérer le regard là où personne ne va, sans ciller pour ne rien manquer du spectacle du monde. Une fenêtre toujours s'ouvrira pour casser la rectitude de la voie. Dans la perspective, oser s'y risquer entre le battement d'une ombre et l'origine des cris.
Nous aimons sans réserve ce nouveau livre de Christophe Sanchez, poète discret loin des tambourinades. Sont également chroniqués sur ce blog : La ligne sous l'œil (2020), Sept variations sur le même thème (2017 et 2023), Morning à la fenêtre (2016) et Rats taupiers (2016). La femme au balcon (139 pages) est publié aux éditions Tarmac et coûte 15 €. Elle vous attend. Ne la faites pas languir.
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