Depuis toujours, je fuis les poèmes abscons, ésotériques et mystiques, ou donnant trop dans le philosophe comme certains personnages de Molière donnaient trop dans le marquis. Je ne dis pas que ces textes sont dépourvus de valeur et d'authenticité. Je comprends le désir de leurs auteurs de s'approcher de l'inconnaissable. Après tout, nous en sommes tous un peu là, maladroits, à essayer d'apprivoiser ce qui sans cesse se dérobe depuis que nous sommes au monde.
Mais je cherche toujours à deviner un visage derrière les mots du poème. Dont je précise les traits selon mes humeurs et ce qui bruit entre les silences. Parfois, un autre visage apparaît sous le visage, puis un autre, et encore un autre. Comment s'assemblent-ils s'ils ne s'éparpillent pas ? Dans quel pan du réel leur présence s'inscrit-elle ?
Alors j'imagine les gestes de ces visages. Le tremblement d'une bouche dit quelque chose. Le pincement d'une lèvre sèche dit quelque chose. La palpitation d'un cheveu sur un front bas dit quelque chose. Les coulisses ouvertes sous deux regards disent quelque chose. Quelque chose. Quelque chose. Un récit pourrait advenir. Puis un autre, et encore un autre.
Mais ce n'est pas tout. Aucun visage n'apparaît ex nihilo. Il y a autour de lui le plan du décor et il se resserre au fur et à mesure que les mots du poème se parlent et nous parlent. Selon leur dit, murmuré ou crié, mélancolique ou joyeux, il peut au contraire s'élargir jusqu'à son point d'abstraction. Le récit déjà à l'œuvre dans l'esprit du lecteur n'en finit jamais de rebattre les mots, les visages et les paysages.
Supposons un bord de mer à l'entour du visage. Le regard s'attarde sur les lignes qui ne composent pas encore de vague. L'écume se confond avec l'ourlet du sable. Le ciel met du temps à se signifier. Le son, diffus, accompagne lentement l'image. La longue rumeur montée du large précise les éclats de la lumière sur le dos de l'eau. Le grésil de l'écume souligne celui du sable. Quelle durée a passé avant le retrait du flou ? Quels mots a-t-elle sécrétés, en écho à ceux du poème ? Puis le paysage rencontre enfin vraiment le regard. Il y a des traces de pas humides et d'autres plus sèches. Des baigneurs rejoignent ceux qui sont déjà là et leurs parasols s'ouvrent comme des fleurs ou des cloques, selon qu'on se tient gai ou triste. Le tableau n'est pas encore complet. Bientôt, entre les cils alanguis du lecteur, se dessinera peut-être le pied menu d'une jouvence impatiente, piqueté de grains dorés sur le vernis écaillé.
Imaginons maintenant que le plan du décor s'élargisse plutôt que de se resserrer. Quand le poème se disperse jusqu'aux limites de la page blanche puis les franchit. Une promenade avec ses villas et ses jambes nues, dont naguère l'œil distinguait les brisures, s'abstrait des sens et des sons. Les mouettes n'y sont plus que des taches sur les petits parapets. Les glapissements adolescents tout à leur chahut se fondent dans les rumeurs du vent. De l'autre côté du regard, les récifs échoués là, parés du vert-de-gris des remugles en bas-fonds, ne sont plus que coulées indistinctes. Quels mouvements du pinceau saurait les maîtriser si déjà elles se désagrègent ? Avec quelles conséquences sur la tenue des nuages ? Plus rien n'a de visage et la conscience est dessaisie.
Le récit du lecteur s'éloigne des baigneuses, tire des plans sur l'azur improbable avant de fermer la lumière. Heureusement, la réalité du poème, conjointe à celle d'un autre poème, puis d'un autre et encore un autre, échappe à la binarité des espaces. Le proche et le lointain, le précis et le flou ne sont jamais des géométries cantonnées à l'intérieur des lignes projetées par l'imaginaire. Oh ! me dira-t-on, cela se sait ou tout au moins se pressent de longue très longue date. Mais ce savoir n'a rien perdu de son insu. Il restera jusqu'à la fin de l'homme le moteur de toute découverte, de toute création. Le geste de la baigneuse qui se vernit les ongles est-il mécaniquement si différent des gestes des confins ? L'agencement des mots sur la page que l'on croit blanche alors qu'elle ne peut l'être, est un empêchement favorable à la multiplicité de la perception et de l'aperception. Je perçois l'ongle de la baigneuse mais je n'aperçois pas encore son pied. Je perçois les premiers effacements des villas sur la promenade mais je n'aperçois pas encore ceux des mouettes dont les contours persistent à épouser la forme des oiseaux.
Sans doute faut-il s'égarer plus loin dans la friche des poèmes. Et pratiquer l'art de l'écoute flottante. Se laisser porter par le clapot du perçu qui parle à celui de l'aperçu. Jouir de la surface des mots avant de s'aventurer dans leurs profondeurs où tant de matière nous constitue. Il n'y a là aucune mystique vaporeuse, aucune incantation qui nous viendrait d'une altérité inconnaissable. Seulement un dépôt limoneux préexistant au poème. En ses éclaircies, un visage peut apparaître avec son paysage. Au bord de la mer ou au sommet d'une montagne, sur un chemin parmi des marais ou entre les plis des combes. Et c'est ainsi que le récit du lecteur est une écriture. Écoutez-la déambuler et tintinnabuler au rythme du sang, du souffle et des suints de votre corps. Ne la laissez pas s'en aller sans rien lui dire. Donnez-lui l'encre qui lui donnera chair. Écrivez. Écrivez. Il en restera toujours quelque chose. Quelque chose...
Infinité de perceptions. Liberté invisible et si vraie. Merci
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