lundi 6 janvier 2025

Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour


Quelques années après sa longue captivité au Liban (1985-1988), Jean-Paul Kauffman achète un airial au cœur de la forêt landaise, Les Tilleuls. Pour amorcer "une sorte de reconstitution" où il [deviendrait l'archéologue de son propre passé]. La maison est vaste, une quinzaine de pièces, mais tout est à refaire. Les travaux durent longtemps. Le narrateur s'attache aux deux ouvriers qui sont à la manœuvre, pittoresques et taiseux, fumant du tabac gris. Il les nomme Castor et Pollux, apprécie la justesse de leurs gestes, les regards qu'ils portent sur la végétation à l'entour, abandonnée à elle-même. Plus tard, alors qu'il les imagine chasseurs dans les halliers, il apprend qu'ils sont également apiculteurs.

Jean-Paul Kauffmann prend lentement possession des lieux en chantier qui, dans le même temps, prennent possession de lui. " Il flotte dans cette maison aux relents de colophane et de dissolvant un climat d'attente, une sorte de suspense qui répugne à l'épilogue. J'aimerais que cette situation se prolonge indéfiniment". 

Ce climat d'attente est peuplé de mille et une considérations littéraires sur la Bible et Virgile dont Les Bucoliques sommeillaient au fond d'une penderie. L'auteur revisite aussi tous les soirs Les Géorgiques "avec application". Si banales soient-elles devenues, les évocations de la nature conservent "un élément de fraîcheur inimitable comme si la substance de chaque mot surabondait".

Saint-Symphorien n'étant pas loin, la mémoire de Mauriac chemine parmi les arbres de l'airial. Dans Un adolescent d'autrefois, il se souvient du chêne qu'il embrassait longuement et c'était là un rituel où les mystiques païennes et chrétiennes allaient l'amble. Puis il parle des tilleuls dans La Chair et le Sang, qui "sentent l'ardeur et l'amour".

Bien d'autres œuvres sont citées : La Jeune Captive de Chénier, Mon ami Maigret de Simenon, Fin de partie de Beckett, Robinson Crusoé, ce naufragé ayant sombré plus tard dans les méfaits du négoce, Notre jeunesse de Péguy, Le Métier de vivre de Pavese et l'inoubliable Walden ou la vie dans les bois de Thoreau... Bernard Manciet, immense poète trop méconnu, fait une brève apparition à la fin du livre.

Jean-Paul Kauffmann consacre aussi plusieurs pages au Journal de guerre d'un ornithologue de Jacques Delamain. Artilleur dans l'Aisne et à Verdun, il continue de s'intéresser aux oiseaux malgré le fracas des canons. "Une hypolaïs polyglotte chante sous le départ des coups de 90... Les moineaux piaillent, pendant que le bruit des 75 déchire l'air". Une résistance par la joie à l'épouvante des hommes que Jean-Paul Kauffmann considère comme virgilienne. 

Souvent, les amateurs de littérature sont de fins connaisseurs du vin en tous ses apanages. L'auteur de La maison du retour s'émeut de ses "précieux flacons". Le Tour-Haut-Caussan 1982, médoc, est un "millésime souple et charmeur qui s'accorde admirablement à l'agneau de lait". Le château Palmer 1961, margaux, inspire sa verve. "Les parfums de la jeunesse, souvent trop démonstratifs dans leur évidence, ont disparu au profit d'un bouquet profond évoquant le cèdre, l'épice. Une sensation ténébreuse, irrévélable". Mais c'est un vouvray, le Haut-Lieu 1947, qui remporte la médaille d'or. "Je ne m'attendais pas à une telle émotion. Cela ressemblait à une divulgation... Depuis ce jour, je n'ai jamais connu une délectation semblable". Le vin est une "quête impossible", un idéal inatteignable. Une certaine mystique, comme celle qui pousse inlassablement vers les mots des hommes et du divin...

Enfin, et ce n'est clairement pas le moindre, Jean-Paul Kauffmann explore la nature autour de l'airial. Sauvage ou cultivée dans des sols trop sableux, elle se dérobe au regard qui manque d'humilité, au corps conquérant. L'auteur éprouve un vertige sans égal au passage des saisons dans leurs déplis. "Je n'avais jamais autant ressenti le ruminement printanier. Cette impulsion encore clandestine, je la reçois, elle travaille sous mes pieds et fait palpiter l'air... la grande horloge du vivant vient d'être enclenchée, le balancier est lancé, je le sens frémir... Le mouvement de l'usine chimique végétale ne s'arrêtera qu'en novembre". Tout un peuplement animal le traverse, les sangliers ont là d'impitoyables charges de cavalerie,  cependant que le ciel retentit sous les pluies et le mugissement des avions de chasse venus de Mont-de-Marsan. Un crapaud bleu s'invite sur la terrasse et intrigue. "Il avance avec pesanteur, aucunement effarouché. Peut-être a-t-il senti qu'il n'avait pas affaire à un ennemi... À y regarder de près, je lui trouve un air farceur". Les deux garçons de l'auteur, venus de Paris avec Joëlle, l'adoptent aussitôt et le surnomment Arsène. Comme le héros de Maurice Leblanc, il a "le don d'ubiquité".

L'histoire, grande et petite, ancienne et récente, imprègne le récit de ses assombries. Pendant l'occupation allemande, la Wehrmacht entretenait à l'airial des filles de joie. Les "tablettes de verre" et les "porte-serviettes en cuivre" dans les chambres en attestent. À quelques kilomètres de là, des parachutages d'armes s'abattaient sur la forêt profonde.  André Grandclément, chef de la Résistance en Aquitaine,  accepta de révéler à l'ennemi les caches d'armes en échange de la libération de membres de son réseau. Un marché dangereux mal vu à Londres. En 1944, il fut exécuté avec son épouse par d'autres résistants. Un chapitre parmi d'autres dans l'historiographie de la forêt qui existait déjà il y a deux mille ans. [Les Landes ne sont pas un blanc sur la carte]. "La plus ancienne représentation au monde du visage humain" y fut découverte : la dame de Brassempouy. 

Jean-Paul Kauffmann n'est pas moins attentif aux actualités du monde. En 1989, Khomeyni lance une fatwa contre Salman Rushdie qui vient de publier Les Versets sataniques. Rafsandjani "appelle les Palestiniens à tuer des Américains, des Britanniques ou des Français". Ces informations distillées par la radio de Castor et Pollux entre des claquements de portes ramènent l'auteur à sa condition d'otage, évoquée avec retenue. Qu'un Mirage surgisse dans le ciel et il se souvient de l'aviation israélienne quand elle faisait du "rase-mottes" au-dessus de sa prison. Et raconte comment les livres, même mauvais, l'ont sauvé : "Nos geôliers nous en apportaient de manière très irrégulière... Cétaient les titres les plus imprévus. J'ai fait mes délices de la collection Harlequin. Quand on n'a plus rien, s'appuyer sur une histoire - même pas une histoire, des lignes suffisent, des phrases pourvu qu'elles soient à peu près cohérentes -, c'est se constituer un bouclier contre le monde hostile. La lecture plus que la littérature m'a sauvé. Les mots me suffisaient, ils instauraient une présence. Ils étaient mes complices. Du dehors, ils venaient à mon secours". 

Comment conclure de façon ouverte cet exercice d'admiration ? Comment dire l'humilité de l'otage qui jamais n'a renoncé à son humanisme ? Une conversation avec l'ami Urbain, que les enfants de Joëlle et Jean-Paul ont baptisé Ben Hur, la laisse deviner :

"Urbain me surprend assis sous l'auvent dégustant ma dixième tasse de café de la journée. Je n'ai pas entendu la voiture approcher de la maison. 

- Alors, on médite dans la paix du soir ? 

Je lui en veux de troubler un peu ma solitude. Cette bruine feutrée semble le contrarier. Il a l'apparence agacée du travailleur auquel les intempéries font perdre du temps : il balaie la pluie fine de la main comme si c'était un insecte importun.

- "Alors, on médite..." Je déteste ce "on", cette façon impersonnelle de s'adresser à quelqu'un. "On est un con" est une maxime que me répétait mon rédacteur en chef quand j'étais journaliste débutant. 

- T'énerve pas. Je ne suis pas sûr que l'isolement te réussisse vraiment.

- Je ne cherche pas l'isolement mais la solitude... Je vis ici à l'écart mais je ne refuse pas pour autant la compagnie. Les solitaires sont presque toujours hospitaliers".

La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann, texte humaniste dans la lignée de Montaigne, Camus et Morin, est publié par Nil éditions en 2007 et disponible en Folio.

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