jeudi 27 mars 2025

Anna Milani, Cantique du lac


Certains livres nous habitent dès que nous en franchissons le seuil. C'est le cas de Cantique du lac d'Anna Milani. Dans l'énumération qui constitue le premier texte, le lac est un lieu à la fois indéfini et défini, éclaté et rassemblé. Comme la chair et la peau. Comme la joie et la peine. Comme le sens et l'absence. Comme...

"Née lacustre", Anna Milani arpente ses enfances sans savoir marcher sur l'eau. Mais elle sait lire "le trouble sous la surface". Là où fraient toutes les énigmes de la langue et des rêves, de la mémoire qui trébuche sur l'oubli. Des souvenirs précis s'ancrent cependant dans le flux. Les mères [refaisaient les lits dans l'exactitude des plis], entre "apnées et soubresauts", avec la prescience que "le lac était de la même substance qui berce et qui noie". Le père, évoqué au singulier, n'en était pas moins présent. Pêcheur au filet, il initiait sa fille à la navigation sur les eaux sombres du crépuscule, dans la lenteur et le silence. Cependant que "le lac était partout" dans l'imaginaire enfantin. La langue "aux voyelles fermées" n'avait rien d'un lieu sûr quand la brume confondait les espaces du matin. Il fallait nommer les choses à voix haute "pour qu'elles existent" et l'auteure doutait même de son prénom.

Le lac, perçu ou non comme un paysage, débordait toutes les sensations d'appartenance. Les madones au fond du lit, avec [leurs yeux vert fauve], n'étaient plus mères de pureté et troublaient tant de questions à l'intérieur des corps caverneux. Les grottes à l'entour, (où les commencements s'originent), en éprouvaient le vertige. Le "dieu local" lui-même, en ses chimères païennes, ne tenait plus ensemble.

"Comment [dès lors] quitter le lac et "son charme de premier abri" ? En écrivant ? Ah ! Voilà bien encore une matrice opaque. "Il y avait toujours de l'eau dans mes phrases. Des mots flottants, des sens noyés et le mirage d'un destinataire au large.", observe Anna Milani. Sait-on jamais à qui le poème est destiné, lui qui met si longtemps à apparaître puis à s'échapper ? Les vers ne se refont pas comme les lits. Leurs plis ne restent pas dans les plis où suppurent "d'anciennes moisissures". La transparence est illusoire, elle résiste au polissage. Le cri souvent reste au fond de la gorge avec ses obscurités. "Une nouvelle langue", affranchie de la mémoire des mères et des berges, saura peut-être s'apprêter à la décantation du chant. Elle deviendra cantique voire, osons la paronymie, quantique. Dans l'ordre universel des particules, impénétrable, forcément impénétrable, et tout encore est à recommencer...

Extraits : 

Les mères n'avaient pas appris à nager. Alors que nous, les enfants, on se jetait à l'eau comme des poissons et on revenait le soir moins ajustés aux espaces clos. Nous n'étions pas encore établis dans une forme. 

*

Au nord du lac persistait une ligne de frontière que les orages ne passaient pas. L'autre pays n'était qu'une diverse orientation des courants d'air. Les contrebandiers se jouaient des douanes et traçaient dans la nuit leurs lignes d'errance au flanc des montagnes. À l'aube, ils jouaient un air de flûte dans la brume, à l'orée du village.

Tu les entends ? - disait l'aïeule.

Tu entends leur joie de fugitifs ? 

*

J'étais dans ma chambre, la seule qui donnait sur le lac, l'élément cardinal.

Je faisais l'inventaire des ailleurs enfermés dans mon paysage domestique.

Mer Baltique, mères lointaines, hauts plateaux de tiges ployées, falaises blanches, prairies de luzerne et crépuscules mauves, embarcadères confus dans les embruns, quais de gare fouettés par les vents, quelqu'un disparaissait sans cesse.

*

 

Tout être humain, rappelons cette banalité, a grandi quelque part. Et cette part, d'autant plus revisitée qu'elle demeure insaisissable, l'accompagne sur ses chemins. Les paysages sont des visages. Les visages sont des paysages. Sur la terre comme au ciel. Et c'est ainsi que le lecteur écrit avec le Cantique du lac d'Anna Milani. Ce magnifique ouvrage est publié aux éditions Cheyne dans la collection Grands Fonds. Il coûte 17 €.

 

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