lundi 24 mars 2025

Christophe Esnault, L'impatience à être sauvage

Dans L'impatience à être sauvage, le narrateur de Christophe Esnault questionne dès son premier texte la violence de la naissance. Le sang qui coule, la peur au ventre signifient-ils une permanence de la sauvagerie malgré la science de l'obstétrique ? Naissons-nous encore sauvages comme "avant le Néolithique" ou tout est-il mort "au XXIe siècle / Partout sur la Terre" ?

Sans jamais opposer explicitement l'animal à l'humain dit évolué ni le bien au mal, Christophe Esnault évoque les souvenirs des enfances champêtres et forestières. Le ton du poète, même émaillé de traits d'humour grinçants, reste souvent celui du constat. Une chienne tue un lapereau. Un carrossier percute des sangliers avec sa voiture. Un directeur d'école tabasse sa fille devant ses camarades de classe. "Un gars... se [vante] d'avoir tiré en un week-end deux ou trois centaines de cartouches lors d'une chasse aux oiseaux d'eau". "La fête et la joie étaient de tuer", commente en italique le narrateur à la fin de son poème. Lui-même a éprouvé cette exaltation de la chasse avec ses copains au bord des rivières et dans les bois. Mais la jouissance du plaisir épargnait les affres du sandre abandonné sur la berge. "On [l'assommait] à coups de poing". Alors qu'il aurait suffi de rendre la bête à son milieu naturel. Entre conscience et inconscience, sauvagerie et civilisation, la violence est toujours ambiguë. Que penser, par exemple, de celle du psychiatre qui harcèle sa patiente pour qu'elle accouche de son passé, de celle du chirurgien qui dénie la souffrance de l'enfant brutalement opéré ? Comment le narrateur peut-il résister au phantasme de sa propre violence ? Dans quelle mesure est-elle liée au trauma d'être né ? L'impatience à être sauvage est-elle vraiment un désir contre l'éducation réduite à la domestication ?

La litanie des questions s'étend aussi, évidemment, au domaine de l'amour. Là encore, Christophe Esnault s'en tient au constat. La pornographie sur papier glacé laisse deviner l'urgence de l'assouvissement à l'âge pubère, retardé par les embarras du corps retouché dans le miroir. Sans doute la chair a-t-elle besoin de la douleur pour que l'émoi s'émeuve pleinement. Une douleur prédatrice sur l'écran des chimères. Comme au temps paléolithique en ses eaux placentaires...

Enfin, soulignons la dimension politique et sociale de cette poésie à pointe sèche. "Tous les scénarios sont disponibles / Le massacre est à réinventer". La cruauté affiche son potentiel dans l'armurerie où le narrateur, jeune apprenti, a vendu des poings américains. Trente ans après, il se souvient du bruit qu'il imaginait, de l'arme "fracassant un crâne". Il se souvient aussi de la violence institutionnelle qui a éborgné de nombreux gilets jaunes et conduit tant de travailleurs à la tentation suicidaire. Alors que notre époque s'enfonce inexorablement dans un futur dystopique, L'impatience à être sauvage ne laissera pas indifférent le lecteur confronté au mal chevillé avec le bien.

Extraits :

Alors qu'avec un camarade

On essayait de pêcher des gardons

Avec un morceau de grillage

Dans un jardin et sa tranchée

Ouverte sur la rivière

Nous fûmes confrontés à une brute avinée

Qui nous enseigna que ce que nous 

faisions là était

                Le mal absolu

*

Nous aimions tous notre tante

Angéline

Elle vivait seule dans une maison

Avec beaucoup de terrain

& travaillait tout le temps

& souvent, les mains dans la terre

Elle tuait et dépeçait les lapins

Les chats lui apportaient des cadeaux

Souris

Vipères

Rongeurs

Un jour une chatte l'attaqua

Attaque terrible relata-t-elle

Elle avait eu 

        Le tort de tuer ses petits

Sa puissance sexuelle met le feu

au collège

& on t'accuse

Parce que tu as su parfaitement

Avec précision

& olfactivement

                        La regarder

Élever des enfants

Aurait été pour lui

Sensiblement le même geste

Que celui consistant à

Leur couper les cheveux les bras

les jambes

                    Pour leur bien


Des dessins d'herbes sauvages, de troncs coupés, de branches entrelacées, d'anfractuosités aqueuses et minérales, de trouées dans les nuages accompagnent le livre sur ses chemins dérobés à la mémoire. Ils sont l'œuvre d'Aurélia Bécuwe. "Enfant, à la campagne où elle vivait, [elle] fumait des tiges de clématites". Elle est désormais archéologue et "bidouilleuse".

L'impatience à être sauvage de Christophe Esnault est publié aux éditions La nage de l'ourse, maison associative sise en milieu rural à Surgères (Charente maritime). L'ouvrage compte 103 pages et coûte 18 €.


 

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