Dans L'impatience à être sauvage, le narrateur de Christophe Esnault questionne dès son premier texte la violence de la naissance. Le sang qui coule, la peur au ventre signifient-ils une permanence de la sauvagerie malgré la science de l'obstétrique ? Naissons-nous encore sauvages comme "avant le Néolithique" ou tout est-il mort "au XXIe siècle / Partout sur la Terre" ?
Sans jamais opposer explicitement l'animal à l'humain dit évolué ni le bien au mal, Christophe Esnault évoque les souvenirs des enfances champêtres et forestières. Le ton du poète, même émaillé de traits d'humour grinçants, reste souvent celui du constat. Une chienne tue un lapereau. Un carrossier percute des sangliers avec sa voiture. Un directeur d'école tabasse sa fille devant ses camarades de classe. "Un gars... se [vante] d'avoir tiré en un week-end deux ou trois centaines de cartouches lors d'une chasse aux oiseaux d'eau". "La fête et la joie étaient de tuer", commente en italique le narrateur à la fin de son poème. Lui-même a éprouvé cette exaltation de la chasse avec ses copains au bord des rivières et dans les bois. Mais la jouissance du plaisir épargnait les affres du sandre abandonné sur la berge. "On [l'assommait] à coups de poing". Alors qu'il aurait suffi de rendre la bête à son milieu naturel. Entre conscience et inconscience, sauvagerie et civilisation, la violence est toujours ambiguë. Que penser, par exemple, de celle du psychiatre qui harcèle sa patiente pour qu'elle accouche de son passé, de celle du chirurgien qui dénie la souffrance de l'enfant brutalement opéré ? Comment le narrateur peut-il résister au phantasme de sa propre violence ? Dans quelle mesure est-elle liée au trauma d'être né ? L'impatience à être sauvage est-elle vraiment un désir contre l'éducation réduite à la domestication ?
La litanie des questions s'étend aussi, évidemment, au domaine de l'amour. Là encore, Christophe Esnault s'en tient au constat. La pornographie sur papier glacé laisse deviner l'urgence de l'assouvissement à l'âge pubère, retardé par les embarras du corps retouché dans le miroir. Sans doute la chair a-t-elle besoin de la douleur pour que l'émoi s'émeuve pleinement. Une douleur prédatrice sur l'écran des chimères. Comme au temps paléolithique en ses eaux placentaires...
Enfin, soulignons la dimension politique et sociale de cette poésie à pointe sèche. "Tous les scénarios sont disponibles / Le massacre est à réinventer". La cruauté affiche son potentiel dans l'armurerie où le narrateur, jeune apprenti, a vendu des poings américains. Trente ans après, il se souvient du bruit qu'il imaginait, de l'arme "fracassant un crâne". Il se souvient aussi de la violence institutionnelle qui a éborgné de nombreux gilets jaunes et conduit tant de travailleurs à la tentation suicidaire. Alors que notre époque s'enfonce inexorablement dans un futur dystopique, L'impatience à être sauvage ne laissera pas indifférent le lecteur confronté au mal chevillé avec le bien.
Extraits :
Alors qu'avec un camarade
On essayait de pêcher des gardons
Avec un morceau de grillage
Dans un jardin et sa tranchée
Ouverte sur la rivière
Nous fûmes confrontés à une brute avinée
Qui nous enseigna que ce que nous
faisions là était
Le mal absolu
*
Nous aimions tous notre tante
Angéline
Elle vivait seule dans une maison
Avec beaucoup de terrain
& travaillait tout le temps
& souvent, les mains dans la terre
Elle tuait et dépeçait les lapins
Les chats lui apportaient des cadeaux
Souris
Vipères
Rongeurs
Un jour une chatte l'attaqua
Attaque terrible relata-t-elle
Elle avait eu
Le tort de tuer ses petits
*
Sa puissance sexuelle met le feu
au collège
& on t'accuse
Parce que tu as su parfaitement
Avec précision
& olfactivement
La regarder
*
Élever des enfants
Aurait été pour lui
Sensiblement le même geste
Que celui consistant à
Leur couper les cheveux les bras
les jambes
Pour leur bien
*
Des dessins d'herbes sauvages, de troncs coupés, de branches entrelacées, d'anfractuosités aqueuses et minérales, de trouées dans les nuages accompagnent le livre sur ses chemins dérobés à la mémoire. Ils sont l'œuvre d'Aurélia Bécuwe. "Enfant, à la campagne où elle vivait, [elle] fumait des tiges de clématites". Elle est désormais archéologue et "bidouilleuse".
L'impatience à être sauvage de Christophe Esnault est publié aux éditions La nage de l'ourse, maison associative sise en milieu rural à Surgères (Charente maritime). L'ouvrage compte 103 pages et coûte 18 €.
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