La ressourcerie est un dépôt de bric-à-brac dans un village qui résiste tant bien que mal à la débâcle du monde, à quelques encâblures d'une zone industrielle en déshérence. Les habitants lui confient toutes sortes d'objets dont ils n'ont plus l'utilité, qui les encombrent. Beaucoup sont des vieilleries familiales à brader ; on ne sait pas comment elles ont pu durer.
Il y a un fauteuil dans cette ressourcerie où les gens se croisent volontiers et prennent le temps de la conversation. Le fauteuil de Jérôme. "Tu es paradoxal, Jérôme, tu donnes le fauteuil de ta mère et tu viens t'y asseoir toute la journée." Ah ! c'est que c'est un grand bric-à-brac aussi dans sa tête, et ça ne date pas d'aujourd'hui. Évidemment, la mort de la mère n'arrange pas les choses. Ni les souvenirs. Encore moins la solitude dans la "masure" vide. Et ça pèse, avec et sans douleur, comme un huis clos même dehors. "Tu te voûtes de plus en plus, Jérôme. E tu fixes le sol en marchant, alors qu'il faut lever la tête."
Mais lever la tête est impossible avec le vrac des pensées éclatées que rien n'assemble. S'y emmêlent trop de litanies de pourquoi et de etc. Clotilde Escalle recourt souvent au procédé de l'accumulation pour en signifier l'obsession. Jérôme, éparpillé dans son histoire aux durées disloquées, ne ressaisit de lui que des bribes. Il est en effet tout au bord de la réalité qui manque de bords. Il ne sait pas exactement comment sa mère est morte, "une belette l'aurait saignée à la gorge". Avaler, (comme des bonbons ?), les anxiolytiques de la défunte aggrave l'empêchement de ses perceptions. Son corps se démantèle. Des délires mystiques le traversent, à l'église ou pendant des réunions d'illuminés qui croient aux enlèvements par des extraterrestres et que la science est un mensonge organisé.
Les fragments qu'il écrit, fiévreux ou non, sur ses cahiers parviendront-ils à repousser les spectres qui taraudent ? "En écrivant, il mesure ses ratages, ses vies avortées, ses vocations aussi farfelues que les élans d'un jeune chien gambadant le museau en l'air ou aboyant dans le vide. Animal, il restera, organique, pas comme au théâtre, dans l'élan d'une transe, mais comme de la chair terreuse."
Pas comme au théâtre. Il en est pourtant beaucoup question dans ce roman sombrement incandescent. Jérôme en a fait quand sa jeunesse s'égarait dans des études improbables. Du théâtre sur des tréteaux sans planches. Où il hantait Artaud qui le hantait. Sauf erreur de comptage, l'interné de Rodez est cité huit fois. Beckett aussi est mentionné, ainsi que la toujours énigmatique Duras. Parmi les poètes, le lecteur aperçoit les silhouettes chagrinées de Baudelaire et Michaux qui tant eurent maille à partir avec la déraison. Jérôme n'aime pas le théâtre où "les autres comédiens, les poudrés, déclament leurs privilèges sur les scènes nationales, comme pour un défilé de mannequins". Il aime le théâtre où il n'y a pas "d'histoires et un grand vide".
Et c'est encore une affaire de bord. Qui amène à se poser La question : Jérôme est-il fou ? Non. Jérôme n'est pas fou. Seul Constant l'est vraiment. D'ailleurs, il est régulièrement suivi pour une "révision des sentiments" à l'hôpital psychiatrique voisin, la seule institution qui tienne encore debout dans ce fichu patelin. Il passe son temps à dessiner des croix et des bâtonnets sur un cahier et voudrait les graver sur le plancher* de la maison. Déguisé en cow-boy et armé d'un pistolet en plastique, il fait le vigile devant la boulangerie et le Casino parce que le danger est partout, absolument partout. Les chemins de l'altérité, même bancals, lui sont barrés. Ce n'est pas le cas de Jérôme. Il a connu et connaît encore la mécanique de l'amour, lui ! Avec Lorella qui se prend pour la Mouette de Tchekhov. Avec Virginie qui en pince pour Hermione et ne supporte pas qu'on pisse en laissant ouverte la porte des toilettes. Avec Françoise qu'il a envie de "mordre au téton" même si elle pue le chien...
Et Jérôme est un marcheur ; voilà qui peut sauver du pire quand on étreint les arbres comme un corps amoureux. Sur les routes en lacets à la façon d'un boustrophédon, "la poitrine se desserre" et les rêves se portent mieux. "Les cailloux se transforment en papillons et la terre se mange à pleines bouchées". Surtout si elle est travaillée par les taupes insatiables dans les jardins où croisent les mémoires des morts. Du bleu de l'azur aux ocres macérés des profondeurs, tant de métamorphoses peuvent s'engendrer. Jérôme sent pousser une étrange excroissance cornée sur le bout de son pied. Et le lecteur de se poser une deuxième question : Jérôme pourrait-il se changer en oiseau et rejoindre sous la nue les amoureux de Chagall ?
Extrait :
Pourquoi l'ombre de maman sur le mur n'est pas aussi volumineuse que maman jadis, et puis pourquoi maman ? Pourquoi lui, pourquoi ici, pourquoi toutes ces assiettes, pourquoi les dents dans la bouche, pourquoi ce truc à dévisser dans son slip, pourquoi ces larmes dans le cœur tout le temps malgré les sourires, pourquoi ne pas être dans la tête des autres, pourquoi pas des billes de verre à la place des yeux, pourquoi manger les vaches, pourquoi parler aux renards, pourquoi tenter de faire fuir, peine perdue, la harde de sangliers, pourquoi cette peine perdue, c'est chasse tous les jours jusqu'à la fin mars, pourquoi cette lumière et que faire du lien avec sa demi-sœur, pourquoi ne veut-elle pas lui parler ? Pourquoi les extra-terrestres, quand viendront-ils ?
Jérôme, tout au bord de Clotilde Escalle est davantage qu'un très bon roman. C'est un livre rare. Par son indéniable puissance poétique et ses fouissements sous les abysses psychiques, là où se voilent et dévoilent les doubles fonds des doubles fonds des épouvantes qui guettent chacun de nous. Mais c'est aussi un ouvrage sensible à la détresse à bas bruit des gens de peu auxquels Pierre Sansot a consacré un essai. Il est proche également des portraits que brosse Marie-Hélène Lafon dans son roman L'annonce. Laquelle qualifie Jérôme, tout au bord de sublime. Nous lui donnons raison.
Le livre compte 205 pages et est publié aux éditions Fables Fertiles. Il coûte 18, 50 €.
* Le plancher fait penser au récit éponyme de Perrine Le Querrec, qui dit la folie.
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