J'avais dix-sept ans en octobre 1972. J'étais en première au lycée Guez-de-Balzac à Angoulême. Je ne comprenais à peu près rien de mes semblables qui se montraient à l'aise d'être là. Je ne parlais pas des filles. Je ne parlais pas de mes "vieux" parce que je ne les connaissais pas. Le soir, dans la salle d'étude, plutôt que de m'affairer aux devoirs en cours, je lisais autre chose et j'écrivais autre chose. Oui. Autre chose. Cet indéfini-là qui m'accompagne encore aujourd'hui même si j'ai appris au fil des ans à lire et à écrire.
Il y avait, sur la place Louvel à côté du Palais de justice, la librairie Roy. C'est là que j'ai découvert un recueil de textes de Bakounine, fiévreusement annoté mais hélas perdu quand j'ai quitté, en catastrophe, le lycée au mois de décembre de la même année... Et j'ai découvert aussi Salvador Dalí. Et Lorca, Romancero gitano, que mon professeur de lettres en seconde m'avait offert. Et Jules Laforgue, son Poètes d'aujourd'hui chez Seghers. Annoté à l'encre turquoise qui a bien résisté. En face du texte L'hiver qui vient : "Très beau poème. Laforgue a l'air de préférer le soleil. Moi je suis comme Jacques Brel. Je préfère la brume et le vent." En face du texte L'impossible : "C'est un très beau poème. Vraiment Laforgue est un poète, un visionnaire mélancolique." À bientôt soixante-dix ans, cet impossible continue ses entretiens dans ma tête. Le voilà :
Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil
Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.
Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni réveil.
Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles !
En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,
Pèlerins comme nous des pâles solitudes,
Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,
Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !
Oui ! des frères partout ! (Je le sais, je le sais !)
Ils sont seuls comme nous. - Palpitants de tristesse,
La nuit, ils nous font signe ! Ah ! n'irons-nous, jamais ?
On se consolerait dans la grande détresse !
Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !
Peut-être alors luira l'Aurore universelle
Que nous chantent ces gueux qui vont, l'Idée au front !
Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !
Hélas ! avant ces temps, averses, vents, soleil
Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,
Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni réveil !
Je n'aurai pas été dans les douces étoiles !
PS : Mais pourquoi je raconte tout ça ? Parce que je vieillis pardine, dans dix ans, si la vie me prête encore vie, je vous narrerai mon existence ante partum.
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