"La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons. On aurait dit une autre arche de Noé. Les bisons tanguaient dans leurs box au rythme de la houle et dégueulaient dans leurs mangeoires ; ils avaient le mal de mer." À cet attirail vivant s'ajoutaient "30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8 000 sièges, 10 000 pièces de bois et de fer"...
Tristesse de la terre d'Éric Vuillard raconte l'histoire du Wild West Show créé par Buffalo Bill en 1883. L'histoire du spectacle est vraie, la troupe a sillonné les États-Unis en long et en large, a pris le bateau pour donner moult représentations en France et en Europe, mais le récit de la conquête de l'Ouest est entièrement bidonné. Nous dirions aujourd'hui qu'il s'agit d'une machine à cash émotionnel comme il y en a quelque part en Vendée... et ailleurs...
Excellent tireur, grand chasseur de bisons, éclaireur chevronné de la cavalerie, Buffalo Bill a connu la célébrité grâce aux romans populaires qui narraient ses exploits. Et la folie des grandeurs l'a submergé au point de créer une ville qui porte son vrai nom : Cody. Et l'appât du gain, cet insatiable démon, le mènera à la fin de sa vie à la déroute et à la solitude. L'avant-dernier chapitre du récit s'intitule "Les princes du divertissement meurent tristes".
La tristesse est aussi celle de Sitting Bull. Même s'il n'y a pas participé directement, il est le héros de la victoire des Indiens à Little Bighorn contre les troupes du général Custer. En 1885, après avoir connu l'exil puis la prison, le voilà enrôlé pour 50 dollars par semaine dans le Wild West Show. Dès son entrée sur scène où il effectue un tour de piste sur son cheval, "la foule hurle, l'insulte. On crache." Combien de fois dans un mois se répète l'expression de la haine ? "On dirait qu'elle vient de très profond, du fin fond de nos entrailles de larves... et on se laisse entraîner impuissants vers les précipices." La machine à cash est impitoyable. Et les spectateurs se moquent bien de savoir si Wounded Knee a été une bataille ou un massacre dirigé depuis une colline par l'épouvantable Nelson Miles. Dans le campement en contrebas, surtout des femmes et des enfants, il n'y eut qu'un survivant. Une petite fille nouveau-née blottie dans les bras pétrifiés de sa mère. Une violente tempête de neige ; c'est l'hiver dans le Dakota en ce 15 décembre 1890, a retardé le creusement d'une fosse commune et l'enfouissement des cadavres. "Ce fut une moisson sinistre. On voit rarement de telles charrettes pleines de morts. Des mains roidies passaient entre les barreaux. La chair avait gelé."
À l'origine de cette boucherie, l'éternelle voracité des possédants ivres de puissance. "Les grands éleveurs espéraient faire peur aux fermiers qui s'installaient de plus en plus nombreux dans la région et dont les parcelles morcelaient leurs immenses pâturages." Le bouc émissaire, qu'il fallait exterminer, n'était pas difficile à trouver... Et l'abjection ne s'arrête pas là, la petite fille rescapée en saura quelque chose. Et puis, encore et encore, l'argent à faire. Sans business, le show se réduit à un spectacle ordinaire. Le prolonger dans des boutiques d'artisanat indien autour des chapiteaux augmente le divertissement de masse. "On jette un œil, on enfile un collier. On voudrait bien un tomahawk, une plume même !" Certains de ses objets proviennent de champs de bataille où des individus sans scrupules ont détroussé les morts, allant jusqu'à les scalper. Ainsi, au tout début du roman, le lecteur fait la connaissance du dénommé Riley Miller qui "assassinait [des Indiens] puis leur prenait leurs mocassins, leurs armes, leurs tuniques, leurs cheveux, tout. Hommes, femmes ou enfants. Une partie des reliques exposées à la foire de Chicago venait de là."
Pour mémoire, en France au tournant du vingtième siècle, de nombreuses expositions coloniales ont exhibé des centaines d'indigènes parqués dans des enclos et rassemblé des millions de visiteurs. Une pareille ignominie s'est reproduite en 1994 dans un zoo près de Nantes (source Radio-France). On y créa Le village de Bamboula. "Soignés par des vétérinaires, ces êtres humains exposés pour le folklore étaient aussi enfermés : le directeur du parc leur avait confisqué leurs passeports, prétendument pour ne pas qu'ils les perdent..." Oui. Vous avez bien lu. 1994 !
Treize photos de l'époque accompagnent le récit d'Éric Vuillard. Prises par des journalistes ou l'entourage de Buffalo Bill, elles sont un dispositif publicitaire au service du grand barnum. "Sur cette célèbre photographie, Sitting Bull et Buffalo Bill se tiennent la main pour toujours. Pourtant, non seulement cette poignée de main ne veut rien dire - ce n'est rien d'autre qu'un coup de pub - mais pour servir l'opération promotionnelle, le cliché devait témoigner de deux éléments contradictoires : la réconciliation des peuples et la supériorité morale et physique des Américains."
Le lecteur, bien sûr, ne manquera pas de faire des rapprochements avec l'actuel président des États-Unis, ce forban ridicule, ce valet de la quincaillerie...
Tristesse de la terre d'Éric Vuillard est disponible en Babel au prix de 7, 30 €.
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