De la pureté à la souillure et inversement, le sang parcourt tout le spectre des représentations humaines. Élixir ou poison, part bénite ou maudite dans les émois du corps, son flux tumultueux étreint la vie comme il étreint la mort.
Le sang des filles de Julie Nakache est aussi celui des femmes et des mères. Dès le premier poème, le lecteur entrevoit qu'aucune de ses énigmes ne sera résolue. Le sang n'a de visage que dans l'imaginaire. Un imaginaire inaugural avec des aiguilles traversières qui cicatrisent des liens dans le tissu sans cesse à remailler de l'histoire où la vie se débat. "Point avant / Enfanter le vent / point arrière / s'offrir aux pierres / caresser l'ombre / dompter le fatal", écrit l'auteure. Faire naître a-t-il donc si peu de consistance qu'il n'en reste que rumeurs venteuses ? Cependant que le fatal s'impose comme seule vérité tangible et indomptable ? Ce fatal fœtal déjà là ante partum depuis les commencements... Les ventres sont d'improbables demeures où "le cœur le sang la peau" virent au noir. Les mots n'y peuvent rien quand la mémoire s'oublie. Quant à la "fille [qui] saigne sur le seuil", qu'elle s'apprête à sortir ou à rentrer, à moins qu'elle y soit figée par ce qui la hante, le lecteur lui-même hanté fût-ce à bas bruit en ses entrailles, aura, pourquoi non, la tentation de la faire disparaître... À quoi bon s'embarrasser de la mauvaise herbe ! On ne l'a pas désirée. On ne l'a pas voulue.
Comment, dès lors, s'affranchir des chimères ? "Quels lieux écrire pour chasser l'ombre ?" Ils sont si fragiles, si morcelés jusque dans les gestes qui les accompagnent depuis plusieurs générations. En essuyant les tables de cuisine, en corrigeant les plis dans les armoires à linge où le temps a ses végétations, en reprenant les ourlets des enfants "grandis trop vite". Ces gestes-là, des mères penchées sur l'ouvrage des jours et la mémoire des guerres. La dernière notamment. "Omaha Beach Utah Beach". Le front des fracas et le "front de l'amour en première ligne du désir". Une femme rencontre un Américain et le sang de la vie triomphe du sang de la mort. "et sur les cadavres [il] fait pousser des fleurs". Habite-t-elle "les mythes les légendes" quand elle danse au milieu du chaos ? Est-ce là la conjuration du sang, forcément trouble dans la marche qui fuit les épouvantes ?
Le lecteur imagine une aïeule et ses récits dépliés en disant "l'amour plus fort que la mort". Elle le disait encore au bord du dernier souffle. Il se joue des ciels et des mers, des terres qui meurtrissent les corps. Blue Train, écrit Julie Nakache bercée par les notes bleues de Coltrane et le marteau des mélancolies. L'azur est trop lourd à porter quand les mères meurent. Le sang se change en suint et la mémoire des abandons titube. Restent les mots. Ils ont des aiguilles et du fil pour [courir après la vie]. Leur incurable retard comblera, qui sait, ça et là, quelque manque dans le vide.
Vingt images de Diego Arrascaeta dont huit en pleine page coconstruisent ce livre qui attise les tréfonds obscurs du lecteur. Le noir y est souvent mis, en larges aplats ou en griffures autour des corps et des visages. On y pressent des tourmentes élémentaires, des obsessions matricielles, des pertes et des restes, des hautes solitudes. Voilà une œuvre puissante au sein des énigmes fondamentales, humaines, terriblement humaines.
Extraits :
Se sentir si vivante
qu'on pourrait mourir là
à bout de souffle à bout de bras
sans chercher jamais ce qu'on ne trouve pas
En nous
dans l'autre
dans ce que révèlent la joie et la peur
à jamais les mémoires tressées du sang et de
l'amour des mères
Rencontrer la terre ses paysages son histoire
*
Est-ce ainsi que l'enfance insiste ?
Est-ce ainsi que l'enfance résiste ?
La poussière du ciel
émaillée de souvenirs
retrace le langage perdu
à l'horizon d'un rêve
Épousseter les cris d'enfants
et ranger son chiffon
Qu'est-ce qui croît en elles
quand le monde fane ?
*
Pourquoi faut-il que les mères meurent ?
Mères et mer liées
rejoindre leur histoire leurs humeurs leur suée
leur sang
se mêler aux larmes salées aux premiers
chagrins au goût du monde
se laisser emporter sans naviguer car la vie est
peut-être aussi cet après-midi sur
une plage
où l'on se noie dans l'infini d'un bleu
fixer l'horizon
à perte de
démesurément
comme on avorte de l'enfant.
Le sang des filles de Julie Nakache est un livre qui dure longtemps. Il est publié aux éditions Exopotamie dans la collection Écumes et compte 65 pages. Il coûte 16 €.
Chez le même éditeur, l'auteure a aussi publié Entre chiens et louves dont vous pouvez lire la chronique ici-même.
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