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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

samedi 27 septembre 2025

Sandor Marai, Les Révoltés


Dans une ville de 60 000 habitants qui a "l'éclairage électrique et le service d'eau", une bande de lycéens raconte ses faits et méfaits alors que sur le front la guerre n'en finit pas de faucher les corps. Il y a Tibor, fils de colonel aux manières aristocratiques et beau comme un astre. Il y a Abel, qui vit seul avec sa tante un peu loufoque cependant que son père médecin militaire rafistole tant bien que mal les "débris humains dans la terre bouleversée". Il y a Béla dont la famille tient une boutique assez cossue. Il y a Lajos, un an plus âgé et frère de Tibor. Il est allé au combat, y a perdu un bras. Enfin, il y a Ernö. Il aime les mathématiques et se passionne pour les échecs mais n'appartient pas à la bonne société. 

"Les matières les plus grossières se transforment parfois, magiquement, en le plus pur cristal, sans que l'on puisse connaître les lois qui régissent cette transmutation, les causes qui la provoquent ni les conditions qui la favorisent", note Sándor Márai au sujet de l'amitié. Ces lycéens, "qui s'ignoraient la veille", se retrouvent liés par une fusion tragique et comique. À peine sont-ils ensemble qu'ils s'amusent à voler leurs parents. Puis, chez un tailleur, ils s'offrent des habits improbables, "faits d'étoffes les plus bizarres". Ils louent une chambre dans un hôtel de passe délabré, hors les murs "au milieu des bois". "C'était un coin du monde où n'atteignaient pas les pères, les professeurs, les représentants de toutes les autorités." 

Quelques mois s'écoulent entre parties de poker, beuveries et confidences vraies ou fausses sur l'enfance confisquée. Jusqu'à la rencontre avec "L'acteur". Voilà un emperruqué fort grivois et on ne sait jamais si ses clowneries sont joyeuses ou tristes. Un soir, il fait visiter le théâtre de la ville à la bande inquiète. "À chaque pas, des portes s'ouvraient, portes à vitres de verre dépoli ou portes de fer, donnant sur des couloirs étroits comme des coursives ou sur des escaliers rapides." Dans la "loge des perruques" où sommeillent tant de personnages, de César à Cyrano en passant par Hamlet, l'acteur est très en verve : "J'ai trente-quatre visages, cria-t-il, en faisant ressortir son double menton. Ou trente-six ? Y a-t-il quelqu'un qui puisse me connaître ? Je disparais, comme l'âme invisible ; je glisse entre les doigts. Mon monde c'est l'immortalité, car j'échappe à la mort. Elle non plus ne connaît pas mon visage." Être ou ne pas être, apparaître ou disparaître, cette énigme-là, de l'ignorance !

Après quelques libations, chacun s'étant grimé et costumé, une étrange représentation s'improvise jusqu'au petit matin. Le beau Tibor est troussé en femme dans une robe de soie moulante. Ernö, "appuyé sur une canne, le torse ployé", campe un bossu verruqueux.  Lajos semble "perdu dans les plis multiples de sa toge" et Béla se promène "en mousse espagnol, à moitié nu". Et tout un décor savamment orchestré par l'acteur se met en branle. Une terrasse, une balustrade, "un escalier de marbre et une allée bordée de palmiers" aussitôt couchés par une tempête féroce. Quelles passions inavouables vont se déchaîner sur ces tréteaux bancals ?

D'autant que, ô sidération, il y a un spectateur embusqué dans une loge. Une autre tempête va se lever. Avec en toile de fond une dévoration gargantuesque...

"La viande, Messieurs, est un aliment facile à digérer et assimilable par excellence... Je ne prépare absolument que de la viande. Je ne peux pas manger au restaurant... parce que la quantité de plats que je commande fait toujours scandale. À mon âge, on n'aime pas être remarqué. Moi - il s'arrêta pour sucer son doigt gras avant de l'essuyer à la nappe - il me faut consommer, à chacun de mes repas, plus de deux livres de viande."

Comme indiqué en quatrième de couverture, le lecteur ne manquera pas d'établir des liens entre les affres de ces adolescents et l'effondrement de l'empire austro-hongrois après la première guerre mondiale. Et, pourquoi pas, peut-être les transposera-t-il en 2025. Dans l'éternité des visages à facettes.

Les Révoltés de Sándor Márai sont disponible en Livre de Poche, collection biblio.

 

 

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