Je retrouve dans notre bibliothèque Je serai un grand mort de Jacques Rigaut, né en 1889 et mort en 1929 d'une balle en plein cœur. Il ne s'est pas raté mais a-t-il pour autant réussi à être un grand mort ? Peut-être devrais-je contacter son Agence générale du suicide ; elle a une succursale à Bordeaux. Si elle est scrupuleuse, elle aura gardé sur quelque registre des mentions de la disparition du poète. Sa main a-t-elle tremblé en appuyant sur la détente ? Se tenait-il bien droit contre le ciel dans une attitude de défi ou, tremblotant comme une poule mouillée, avait-il sur les lèvres un filet de bave plaintive ?
Avait-il en tête ces mots d'André Breton : "Le plus beau présent de la vie est la liberté qu'elle vous laisse d'en sortir à votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine d'être conquise par une lutte acharnée contre la lâcheté et tous les pièges d'une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu suivie, avec la nécessité naturelle."
Personnellement, je ne serai pas un grand mort. Si petit de mon vivant, toujours quasiment à m'excuser d'être là, au bord de l'effacement, je suis plutôt un grand lâche. Je ne me suiciderai pas comme le fit mon ami Jacques Boiffard, qui connaissait Jacques Rigaut et le joueur d'échecs surréaliste Nimzowitsch. C'était en 1985 et il avait 29 ans, l'âge de Rigaut. Et puis, hein ! à 70 ans depuis 4 jours, mon geste manquerait de panache. Et puis, penser à la douleur infinie de mon aimée si je franchissais le pas, non non, c'est impossible.
Alors je serai un petit mort sur un lit d'hôpital avec des cancers jusqu'au fond des yeux. Je les connais bien eux, un jour ils débarquent sans tambour ni trompette et bivouaquent impunément dans les cellules. Heureusement qu'ils finissent par s'endormir, ces chiens maudits. S'ils se réveillent, un bon coup de matraque derrière les oreilles les réduit à quia et le bail de la vie se prolonge d'au moins dix ans.
Enfin, on verra bien, comme on dit dans les conversations suspendues autour d'un verre de vin de Pessac et de Léognan. Continuer à vivre, fût-ce à bas bruit, c'est pas si dégueulasse, malgré le pire qui empire tous les jours urbi et orbi. Il y a des oiseaux dans la maison, il y a un chat japonais, un érable japonais, un canapé japonais et plein de livres japonais sur les états-j'erre, y compris ceux de Mishima qui n'a pas non plus été le grand mort qu'il espérait. Faire seppuku en public, on n'a pas idée !
Alors, vive les petites morts ! Ah ! vous pensez à autre chose évidemment, mais moi je pense pas à ça. De toute façon, les petites morts n'ont jamais fait barrage aux grandes morts. C'est rien que des histoires pour nous tenir debout. Je préfère les histoires qui m'allongent quand mes yeux sont des papillotes. Je les entendais déjà dans le ventre malade de ma mère, je les entends encore dans ses cendres et humus. Que serions-nous sans tous ces récits qui nous constituent avant même tout commencement ? Comment finir sereinement de les écouter, de les pétrir, de les offrir à qui en veut et à qui n'en veut pas ? Allons ! le mystère est bien trop grand pour que je le résilie. Je ne serai pas un grand mort et ça me va comme ça.
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