"Elle entre dans le tableau / les dunes son dos / nue / dans le ciel d'eau / minuscule dune."
Pourquoi, en exergue, cet-extrait-là plutôt qu'un autre ? se demande le chroniqueur et voilà qu'un vers célèbre de Verlaine le traverse : "Votre âme est un paysage choisi". C'est que, justement, le lecteur est traversé par Comme l'amour l'herbe manquait par endroits d'Aurore Matuchet. Les 138 textes de l'ensemble, sassés et ressassés de la Fugue à Sous la peau et de Vies en décors en Visage, retiennent çà et là, en soi, hors soi, des touches impressionnistes avec leurs mouvements flous. La géographie de l'herbe est aussi incertaine que celle de l'amour. Le vide y voisine avec le plein, lequel n'existe pas sans ce qui lui manque. Dans l'aperçu comme dans le perçu. On ne sait jamais où présence et absence des êtres et des lieux s'appartiennent. On ne sait jamais quelles traces persistent dans le regard.
La poésie d'Aurore Matuchet est peut-être une bande passante filmée dans les mêmes durées suspendues par deux caméras dont on ignore la position. "à sa fenêtre c'était du Lelouch / gris pluie et bourrasques / sur la côte basque / alors elle choisit l'apesanteur". Et le lecteur pense à Marguerite Duras quand la Roche Percée de Biarritz dissout le monde et qu'apparaissent "Les yeux bleus cheveux noirs". La femme qui marche dans les rues, qui se laisse regarder par la mer et le sable, qui s'attable aux terrasses des cafés et disparaît lentement, [a ses jours Duras... existe loin en peu de mots], "à demi consciente dans la ville à demi en vie". Nous pourrions la nommer Emily L. ou Lol V. Stein, cherchant longtemps ce qui les ravit. Les paysages et les visages sont des [écueils] ; ils ne sont pas si choisis. Les lignes du tableau perdent en assurance, les images du film ont des tremblés inquiets.
Et pourtant la vie est là, ni simple ni tranquille, parmi les "éclaircies d'hommes d'enfants de jours de nuits" où il faut "remplir ces foutues heures creuses". La femme innommée "boit un Perrier menthe" et fait l'amour avec le temps du moment. Elle parle dans une salle d'attente sans lieu dit où rien d'elle n'a d'identité. Puis la voilà remparée dans sa voiture un vendredi soir embouteillé. La solitude est là encore, jusque dans "cette chanson en boucle comme un vide-poche et ces collants sous le volant". On peut l'apercevoir aussi sur "les marches de l'Hôtel du Palais, piquetée [d'ombres grandies au soleil] ou au sommet du phare ; elle y devient falaise, saisie par "le bois froid du banc". Où sont les caméras qui la filment, avec quelles focales ? Pour quels fondus-enchaînés ?
Quant à l'amour, les endroits où il manque sont nombreux. "Elle l'attendait au croisement de ses jambes / il arriva trop tard / à son visage". La cartographie des corps n'est pas tendre. Son mystère demeure aussi impénétrable que celui de la mer. Et la frustration s'estampille sur le débord d'une tasse à café, en "rouge Dior", comme "une fleur coupée". Y aura-t-il seulement un futur ? Elle imagine ses enfants aux "sourires confits désirs bouffis" et une lente colère étreint ses doutes. Le cœur est à marée basse comme la "Côte des Basques / sur le sable sans amarres". Et les effusions mêmes n'ont pas le goût qu'il faut. Elle dit : " - je voudrais ton visage pour jardin." Le lecteur imagine cette tension aussitôt en allée, reprise par des rumeurs océanes. La "langue constellée" de l'amour n'est que brisures sur les brisants des "mots dans le silence avalés". Restent des yeux dardés sur un "dos fusillé". Le film ne tourne pas rond et le tableau non plus en ses dunes confondues. Les visages comme les paysages sont des images sans cesse à retoucher.
Comme l'amour l'herbe venait à manquer est le premier recueil publié d'Aurore Matuchet. Les plans retenus dans l'immobile à la façon de Hockney ou Hopper n'empêchent aucunement les mouvements frémissants qui déplacent les lignes, parfois en deux ou trois vers dignes des meilleurs haïkistes, en déplis plus longs souvent, que Marguerite Duras, absente à elle-même en ses Roches Noires, aurait tant aimés.
Extraits :
Il y eut un courant d'air
elle tira
presque étrangère.
*
Le mimosa
sur la cheminée
soleils capturés
pour l'éternité.
*
- Ciel gris il dit
dans une demi-cigarette
elle attrape sa tête
comme un instantané
un paysage flottant
la brume des gestes une grâce
les peaux palimpsestes
sont la promesse inquiète
des jours naissants
- et après il dit
- après il y aura encore l'amour
la nuit était sonore elle parla tout bas
- use-moi encore que je meure d'amour.
Comme l'amour l'herbe venait à manquer d'Aurore Matuchet est publié aux éditions La 21ème Saison. (contact@21eme-saison.fr). La couverture est une aquarelle de François-Xavier Borrel. L'ouvrage coûte 17 €.

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