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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

lundi 15 décembre 2025

Deleuze, Sur l'appareil d'Etat et la machine de guerre


Sur l'appareil d'État et la machine de guerre
de Gilles Deleuze rassemble ses cours donnés à Vincennes de novembre 1979 à mars 1980. Le lecteur assiste au travail de la pensée qui continue à se construire, avec l'œuvre déjà là, agissante encore,  et les nouveaux chemins qu'elle explore dans tous les domaines : mythologie, archéologie, histoire, sociologie, anthropologie, linguistique et même poésie. La philosophie selon Deleuze est une organisation cosmique avec ses connaissables et ses inconnaissables, ce qui explique sa grande humilité. Les étudiants-chercheurs participent activement à son élaboration.

Essayons de nous immerger dans le cours du 6 novembre 1979. Il procède par polarités avec cette question qui les traverse : comment ce qui est disjoint parvient-il à se joindre et quels en sont les facteurs ?

Espaces lisses et espaces striés :

Deleuze postule que la machine de guerre précède l'appareil d'État. Elle est d'abord nomade dans les déserts, les steppes et les mers qui sont des espaces lisses, non cartographiés. Son imaginaire, dans la perception du proche (la terre que l'on foule par exemple) comme du lointain (l'horizon vers lequel on s'avance) est fertile en représentations, percepts, affects et sentiments. L'appareil d'État, lui, s'inscrit dans la sédentarité sur des espaces striés avec ses limites et ses frontières, naturelles et symboliques. 

L'auteur se penche ensuite sur les modes opératoires de la machine de guerre se saisissant d'un appareil d'État ou construisant son propre appareil d'État. Puis décrit longuement les processus historiques et organisationnels des appareils d'État pour forger leur machine de guerre. En striant des espaces administratifs, financiers, militaires, linguistiques même, de plus en plus étendus. D'autres polarités apparaissent dans la pensée, avec leurs mouvements de l'une à l'autre.

Le travail et l'outil : 

"L'appareil d'État est un appareil de capture. Ça capture les hommes." Par l'organisation du travail qui est un espace strié producteur de signes : organisation physique, organisation sociale, organisation managériale et bureaucratique, et comptable, et bancaire. Autant d'espaces striés, qui se joignent et se disjoignent plus ou moins bien... Mais qu'en est-il de l'outil ? "C'est quand il y a travail que ce dont l'activité se sert peut être nommé un outil." "L'homme d'État émet des signes, tandis que le sujet agite ses outils. Là aussi, il y a toutes sortes de combinaisons mais la nécessité de l'écriture est inscrite dans le travail, tout comme la nécessité des outils est inscrite dans les systèmes de signes." Et Deleuze ajoute que c'est surtout le surtravail qui génère et multiplie ces dispositifs. Faire produire plus pour enrichir davantage les propriétaires des sols et de la rente. Et c'est ainsi que l'assujettissement à la terre et à l'outil devient un asservissement. 

Sentiments et affects : 

Il est bien difficile de faire la part des uns et des autres. Les sentiments renvoient aux "émotions  circulant dans le milieu de l'appareil d'État, du travail, des signes". Les affects sont "les émotions propres à la machine de guerre". Dans les deux cas, il peut y avoir de la violence mais elle ne s'exerce pas de la même façon. Deleuze évoque Dumézil qui différencie "Varuna, le roi magicien, qui opère par capture magique et Mitra, le prêtre juriste, qui procède selon des règles institutionnelles et juridiques". La capture magique est à rapprocher de l'espace lisse de la machine de guerre nomade, lequel peut s'avérer tourbillonnant, englobant donc. Et le prêtre juriste agit dans l'espace strié de l'appareil d'État. Se pose alors la question de l'affect en terme de devenir. "Plutôt qu'un passage entre des états existant au sein d'un seul corps individuel, le devenir est le passage entre des corps hétérogènes." L'affect passe ainsi de la "sensation d'un être" à l' "être de la sensation".

Le borgne et le manchot :

Deleuze en revient à Dumézil. Aux mythologies scandinaves et germanique qu'on retrouve chez les Romains. "Odin le borgne et Tyr le manchot  [sont] les deux pôles de la souveraineté politique... De son œil unique, le dieu borgne est celui qui, dans les mythologies, émet les signes à distance, qui, avec un signe, frappe de stupeur. Il surgit. Son œil clignote, c'est la stupeur. C'est le signifiant. Le manchot, c'est l'homme du travail... Celui qui n'a qu'une main est en même temps le directeur de ceux qui ont toutes sortes de mains. Voilà que l'homme d'État est une espèce de mutilé, mais le travailleur aussi est une espèce de mutilé." Puis Deleuze évoque Abeilles de verre, roman d'Ernst Jünger où l'auteur écrit : "vous comprenez, dans le travail, on a l'habitude de croire qu'il y a des accidents du travail, et c'est vrai, mais bien plus profondément, ce qui est terrible dans le travail, c'est que la mutilation précède l'accident." Ce détour par les mythologies nous permet quelques lucidités sur ce premier quart du vingt-et-unième siècle. Les grands dirigeants du monde, avec ou sans tics faciaux, sont des borgnes qui multiplient leurs signes sur les écrans. Cependant que les grands entrepreneurs, souvent sans visage, organisent, et pas seulement dans les pays dits émergents, la mutilation qui précède le surtravail. 

Deleuze aborde bien d'autres sujets dans ce premier cours, dont les phénomènes de propriété privée et d'économie monétaire et marchande qui ont participé à la formation des appareils d'État. Mais mes capacités de restitution s'épuisent comme une pile prématurément usée. La pensée de Deleuze est une fontaine parfois changée en cascade avec mille et un ricochets qui étoilent les signes et les sens. Pour le deuxième cours, qui narre la structuration des premières communautés agricoles avec la nécessité de l'ingénierie hydraulique au service du surplus et de la rente, je mettrai ici surtout des extraits. 

Sur l'appareil d'État et la machine de guerre de Gilles Deleuze est publié aux éditions de Minuit à l'occasion du centenaire de sa naissance. L'ouvrage, préparé par David Lapoujade compte 487 pages et coûte 27 €. 

 

 

 

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